jeudi 19 décembre 2013

L'épopée (minuscule)

Il y a des jours où c'est la mouise. Où c'est à l'intérieur de la voiture qu'il pleut. Ce sont les jours où on remâche le geste ennuyé ou le mot blessant d'un élève, les jours où j'ai l'impression de merder, grave, les jours où le réveil sonne trop vite après le retour d'une réunion et les dernières copies, les jours où on ne sait plus par quel bout prendre les mots, les jours de mépris, les jours d'abattement et de désespoir, les jours de çasertàriendetoutesfaçons, les jours où quelque soit le bordel personnel, il faut être là et convoquer pour 30 l'énergie qu'on n'a pas pour soi, les jours où les collègues sont chiants ou indélicats, cons aussi parfois (on est toujours etc), les jours où on pourrait vendre père et mère pour un instant de vrai vide, de vraie vie libre, les jours où même la nuit est envahie par le boulot, les jours où on se dit "Vie de con !", les jours où on se lève en murmurant "mourir !", les jours où la batterie commence à clignoter dangereusement et où on s'attend, à tout moment, à tomber en rade, à tomber raide, et à définitivement devenir cintré.

Ces jours là, il y a toujours quelqu'un pour dire : Mais pourquoi tu ne quittes pas ce taf ?
Moi la première.

Ces deux dernières années et demi, je me suis sérieusement posée la question. Oui, c'est vrai, pourquoi je ne quitte pas ce taf ? Après tout, je pourrais le faire ailleurs, autrement, mieux, je pourrais faire autre chose, je pourrais vivre différemment. Je veux d'ailleurs être sure qu'un jour je vivrai différemment. J'ai cent vingt trois autres choses à faire. 

Mais pas maintenant.

Parce que ce taf, comme vous dites, c'est l'absence de routine et la surprise permanente. Parfois c'est une grosse baffe dans la gueule Et parfois c'est L. un bavard bien blasé qui demande aux autres de se taire parce qu'il écrit un rap et que "non mais c'est vrai c'est important". C'est une classe de 4e rock'n roll captivée par l'histoire de Jean Valjean. C'est J., un 1ère avec lequel l'année a été très compliquée, qui soudain, dans un cours sur le Journal d'un condamné à mort se met à dire des choses si justes. C'est P. cet élève au français fragile qui écrit une lettre à un prisonnier bouleversante. C'est la classe de 4e relou de mon année de stage qui devient une classe rassurante. C'est une classe de 4e tellement démotivée et pénible qui aujourd'hui lâche soudainement quand je leur demande comme toujours ce qu'ils pensent du texte, qu'il est bien. Cette classe qui ne comprend pas mon air surpris : "Ben oui madame, vraiment, il est bien". 

Parce que ce taf, c'est parler de littérature et de langage tous les jours. Et si c'est souvent un défi périlleux, il y a la gourmandise. Celle des textes fétiches. Celle de pouvoir un jour de grande fatigue, se mettre à déclamer du Racine en sentant le frisson, c'est s'emporter un peu trop en parlant de poésie. Savoir que je suis naïve de croire que parfois, ça change un peu des choses, d'avoir les mots. De savoir apprivoiser le silence qu'il faut pour lire. C'est ce truc absolument incroyable qui fait que si la plupart des élèves sont profondément emmerdés par la lecture, ils ne sont jamais à l'abri d'être renversés par une intrigue, un personnage, une phrase. Et qu'ils aiment les histoires, qu'ils aiment entendre lire. Qu'il y a alors un silence religieux qui me surprend toujours. C'est les 3e ennuyés qui, après une séquence ratée sur Antigone choisissent avec soin le passage à lire à voix haute, en y mettant tellement d'eux même.

Parce que ce taf, c'est vivre aux côtés de ces ados souvent imbuvables mais qui sont quand même drôlement attachants. Comme D. qui enfile son attitude relou-puissance-10, mais qui vient volontiers discuter à la fin de l'heure de rap, de sport, d'orientation. Comme Surfeurdesprés pas mal paumé, mega provoc, toujours borderline, mais dont les moments d'intérêt et d'analyse sont intenses. C'est les gaillards, les ricaneuses, les snobs, les flemmards, les rebelles qui me balancent certainement quelques injures bien planquées les trois quarts du temps, mais qui ont cet air surpris et heureux, tellement candide, quand on les félicite de quelque chose, quand ils savent qu'ils ont compris. C'est cette classe qui me charrie, à qui je le rends bien, avec qui je souris sans doute un peu trop, mais que voulez vous, ça pousse tout seul. Oui s'ils m'envoient parfois des droites bien plantées, il y a une forme de tendresse, aussi pour ceux qui poussent devant nous le temps d'une année. 

Parce que contrairement à ce que les gens disent, c'est un boulot loin d'être coupé de la "réalité". On les voit tous les jours, ceux qui mangent pas assez, ceux qui s'élèvent tous seuls, ceux qui se font frapper, ceux qui sont alcooliques à peine 13 ans passé, ceux qui n'ont envie de rien, ceux qui vivent avec un ou deux parents en danger de mort imminente, ceux qui ont tout perdu, au fur et à mesure, qui n'ont plus rien à perdre et pensent n'avoir plus rien à gagner, ceux qui partagent leurs chambres avec quatre personnes, ceux qui ont d'autres priorités que se laver, ceux qui n'ont pas les mots et qui prennent les poings, ceux qui ont été nourris au sexisme/racisme et à l'homophobie, ceux qui se méprisent avec violence, ceux qui n'ont confiance en rien ni personne, ceux qui n'ont pas 1€ pour la sortie à l'opéra, ceux qu'on a foutu à la porte, ceux qui ont des parents friqués mais jamais là, ceux qu'on a abandonné un jour, ceux qui bossent dans les champs après l'école, ceux qui voient pas pourquoi on peut avoir envie de voyager, ceux qui sont brillants mais détestables avec les moins vifs. Toute la misère du monde, oui. Ca serait in-supportable s'il n'y avait aussi de la beauté cachée derrières les illusions en haillons. Cette lumière là, elle sort tous les 36 du mois, mais bon sang, elle fait mal aux yeux. 

Parce que ça tord le ventre, ça tord le ventre le petit mot suicidaire d'M. glissé avec une punition ou la petite phrase de L. qui évoque la maladie, la rédac de N. qui parle d'une femme battue ou Lila la revêche qui s'effondre en plein cours. Oui ça tord le ventre,aussi, voir certains s'envoler vers un bouquin ou se mettre à l'écriture. Parce que ça essore, le mélange d'ennui et de passion, d'humour, de colère, de provocation, de mépris et d'émerveillement. Ca flatte parfois, souvent ça interroge. Rien n'est sur. C'est insupportable mais c'est ce qui fait que les papillons... les papillons, bordel, les papillons pour rien, un mot, une main levée, un "bonjour" plus jovial ou un air concentré. 

Parce que ça tord le ventre, quand on a plus envie de dire "ce môme" que "l'élève" parfois. Et que je m'en fous si certains trouvent ça déplacé ou ridicule, gnian gnian voire dangereux. Je peux pas faire comme si ça faisait rien, d'avoir environ 140 ados devant soi toutes les semaines. Comme si ça tordait pas le ventre d'être là, tous ensemble, même quand c'est violent ou dur, mais quand ça fatigue, qu'on n'a pas choisi, qu'on voudrait chacun rentrer chez soi et ne jamais revenir, même quand c'est épuisant, que ça semble inutile, qu'on se demande si l'enfer n'est pas pavé de bonnes attentions. C'est de l'émotion, en barre, dans laquelle on se mange sans cesse les dents. 


Je ne quitte pas ce taf parce que l'année des larmes, il y avait quand même des aubes jamais pareilles et des arbres dans le rouge du petit jour au premier étage, qu'il y a les mots dont on sait déjà qu'on ne les oubliera jamais qu'il soient des lames ou des perles en collier. Parce qu'il y a les mains qui font des coeurs dans le bus, en contre-jour, des conseils de lecture, des papillotes qui volent et des poèmes à se dire. Parce qu'il y a parfois un -s au pluriel et un -é  au participe passé, parce qu'il y a des "l'arme à l'oeil" et un "Madame, la Thénardier c'est une maladie ?". Parce que c'est surréaliste, et incompréhensible de l'extérieur. Que ce soir, même après une nuit de deux heures de sommeil, des troisièmes pénibles et une collègue désagréable, je peux écrire des plombes sur le sens de la classe, de cet espace qui n'en n'a pas, qui en a mille, dont je n'arrive rien à dire. 

Je ne quitte pas ce taf, parce que ce n'est pas vraiment "un taf".

C'est une épopée (minuscule mais quand même).



"We ride, tonight.. we ride, tonight... Ghost horses"

mercredi 11 décembre 2013

Tessons et cailloux #13 -Les pins-cembres toujours verts de décembre

"[...] Does it do you good
To have known it in your bones, directable,
Witholdable at will,
A first blow that could make air of a wall,
A last one so unanswerably landed
The staked earth quailed and shivered in the handle ?"
Seamus Heaney - District and circle



Si la bibliothèque de la poésie et du théâtre est dans le salon, à côté du canapé, c'est que dès qu'il fait blanc, baroque,  (ou tout autre météo qui déséquilibre les sens), il suffit d'ouvrir un recueil de poèmes pour que tout respire mieux autour. Lire quelques vers, comme on si on les sirotait, qu'on les laissait descendre en torrents glacés dans la gorge. Ou bien lire quelques vers comme si on les sifflait, avec une brulure et une grimace, parce qu'il faut quelque chose de fort, d'intense, un remontant. Les prendre au hasard, avoir les mains qui tremblent.

Après le mois de novembre tunnelaire, droit dans la mort, les échecs, les looses aux différentes échelles, il y a quelque chose qui continue de vibrer, dans la plaine. ("Alors, soudain, tout au bord de la plaine..." voilà ce qui se chante dans le salon désert, puis au bord du Rhône alors que le soleil plonge). C'est toujours surprenant, cette faculté des choses à oscilloscoper, à continuer de bouger, même au ralenti, sous la neige. Et puis ces trucs qui se mettent à  jouer le grand-huit, la comédie, la tragédie, le trop, le plein. Les haut-le-coeur, cela fatigue. Mais cela porte et allège aussi.

Dans la semaine, de beaux cygnes sur les lacs givrés de décembre. Il faut accepter les belles choses.C'est parfois moins facile qu'on ne le croit.

Sur le bureau, elle jette deux papillotes. Lila, vous vous souvenez ? Sans les sourires courtois, sans l'enrobage poli ou les mots trop gracieux. J'aime mieux ça. Elle les envoie vers ma trousse alors que j'accueille encore les autres élèves. Quand elle repart, je lui dis merci. Elle râle presque "de rien", comme si justement, ce n'était rien. Mais je suis sure de l'avoir surprise, une fraction de seconde, à sourire. Presque rien, assez pour que personne n'en soit un témoin catégorique.

Dans la salle-café, la plus petite des deux salle des profs, mais la plus agréable, on discute. M-A arrive en me souriant, sans rien dire et me tend un petit sac orange des mille et une nuits. Dedans, un porte-clé. Comme ça. Juste parce que. Le pub un vendredi soir, et la difficulté d'arrêter de parler, dans la nuit.

En rentrant, ma boite aux lettres est ouverte, il y a un paquet. Je serais bien occupée à être en colère contre le postier. Mais j'ai confiance en mes voisins Et je suis trop impatiente de savoir quel goût aura décembre.

L'ordinateur fait lui aussi glisser de petits volatiles, ceux de la présence de Celar, juste avant les heures dans sa ville. Enfin, sa ville du moment. On discute de la possibilité de se voir, de se boire un thé, avec des douceurs, avec de la douceur. Cela me frappe de réaliser à quel point elle me manque, même si je ne le savais pas, à quel point il me tarde de la voir, entendre, et prendre dans mes bras. De poursuivre cette conversation longue de huit ou neuf ans qui n'a pas peur des silences ou des pauses. Ce n'est pas si souvent. Juste après, je suis émue. Je trouve que c'est beau, que tout en moi apprenne instinctivement à cacher ce sentiment là, pour que l'on puisse chacune vivre sa vie, pour qu'on ne se fasse jamais de reproche injuste même en pensée. Pour que ce soit toujours au dernier moment qu'on se souvienne d'à quel point c'est important ces retrouvailles là, quelque soit le nombre de mois depuis le dernier mot. Et je trouve beau que ce soit juste au bord de se revoir que cela réapparaisse, pour qu'il y ait cette joie éclatante, cette anticipation qui fait sourire à peine la pensée surgie. Je me permets de dire que c'est beau, parce que je n'y suis strictement pour rien.

Dans la nuit, en marchant pour rentrer du cinéma, il a son nom sur l'écran qui parle de Bashung, de la nuit, et d'une conversation que j'avais oubliée. Il y a l'attention, celle de donner aussi les bonnes nouvelles.

Dans la ville que je n'habite plus, mais que j'ai mis trop de temps à apprivoiser pour songer à m'y sentir encore étrangère, il y a S., la chère S. et les mille vies que nous avons vécues ensemble depuis 10 ans qui sont toujours là comme un sous-texte, comme un tricot, un chandail bien chaud, qui nous permet la familiarité, l'intimité. Les choses pas belles, pas avouables, pas montrables. Mais les victoires petites du quotidien, et les énormes avancées, aussi, beaucoup. Les douleurs grandes ouvertes et les joies grandes offertes. Le théâtre qui nous relie, nous relit même au dimanche matin, quand on parle d'Ariane, d'Oedipe, et du Petit Poucet. La chère S. et les mille vies qui nous restent à vivre. L'éclat qui perle. La belle S. que je sens fleurir malgré ses doutes. On se blottit devant un film connu par coeur, avec (un peu trop) de crèpes au (un peu trop de) nutella. On se dit des statuts surréalistes. Un jour, prochain, il faudra aller s'estomper des verres. Un jour prochain, une lecture ou une pièce. La hâte d'un siphon, d'ainsi font font font, comme les enfants quand dans la nuit le rire s'enfuit.


Et puis, j'attends au bord du carrousel, sur une chaise de métal coloré. Je regarde Jules Verne tourner, et l'enfance topique, typique, qui passe, pas trop vite. Le futurisme passé, désuet. La peinture qui cache mal la modernité, mais qui essaie, pour les formes. Je regarde les enfants monter alors que le soleil d'hiver me lance ses flèches. Je regarde les parents qui proposent, les minots qui refusent, et se dirigent soudain d'un pas décidé. Cela me serre le coeur. Se rappeler qu'un choix crucial dans la vie c'est de savoir si l'on va prendre le cheval qui monte et qui descend, l'avion miniature parce qu'il est trop beau, ou le ballon parce qu'il peut tourner. Se rappeler ses choix, comme des impératifs. Le tour de manège ne sera pas le même sur le dos de l'autruche, sur celui du tigre ou dans le sous-marin, eux le savent, et moi j'ai l'impression de l'oublier. Cette exigence de la vie, "je ne veux pas [...] me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sure de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite. Ou mourir."(Anouilh) Cette exigence. Celle des carrousels.

On en parle lorsque Celar arrive. De la vie qui change, de la ville qui change, du temps sacrifié au travail. De cette violence des transitions qui nous amènent ici, des lieux quittés, de la vie fourmillante qui fout quelques baffes au passage et des mois de novembre détrempés. Ce qui est fou, avec Celar, c'est qu'on arrive là, chacune avec nos fils emmêlés pleins les bras, avec cette fatigue des premiers moments de l'hiver, avec les frustrations du monde adulte. Et puis, qu'on pose tout ça sur nos genoux, au bord du quai, dans le soleil horizontal de l'hiver et le froid qui grandit sous la buée des mots. Et puis qu'on démêle, qu'on tricote. Et que toujours, quand l'heure nous rappelle aux obligations, il y a de l'énergie comme après une sieste au soleil. Je me demande parfois si Celar comme S. ne sont pas de ces très rares amies silex. On peut arriver chacune hermétique, refroidie, vide ou encombrée. Et le contact, ravive une flamme, remet l'envie au coeur, range l'embarras superflu.

Celar emploie le mot "solaire" et comme je ris, comme je ris sur ce quai. De ce mot, de moi, de l'autre amie au même prénom, et de nos autres discussions. On regarde un instant nos petits fantômes d'adolescentes errant dans cette ville que ni l'une ni l'autre n'avions jamais habitée. On regarde un instant nos petits fantômes d'adolescentes dans la ville que j'habite aujourd'hui - on ne se doutait pas, pas du tout, que cette rue dans laquelle on dansait quand tout était fermé, que cette rue là... Mais on reste peu sur le passé. On continue de tisser, des mots, de la traduction. On parle un peu du futur, de l'Asie et de Sète, d'Arles, de l'oiseau indigo et des éditions Cheyne. Au bord de se quitter, on se dit l'essentiel, on se demande l'impossible. Il y a des aveux, peut-être parce qu'il fait presque noir. On se chante des choses, tout bas. Quand on se lève, on a les pieds froids, engourdis. On n'avait pas senti venir la nuit.

En revenant chez moi, entourée de ces lampions d'une fête sans programme, assez de photophores pour affronter la semaine tunnel. Je repense à un autre décembre, avec d'autres femmes, sous un chapiteau jurassien enneigé, à se nourrir de la chaleur vibrante de Martha High. Il y a des choses délectables, outrageusement. Comme avoir des cembres en hiver pour survivre à novembre.


(Et ce fragment nocturne)

"La somme des instants n'aboutit à rien
Inutile survie - la mort est très surfaite
Il n'y avait rien avant et rien non plus après

La nuit ne t'en veut pas d'être :
C'est le jour qui se venge de toi."
Ananda Devi, Quand la nuit consent à me parler


jeudi 5 décembre 2013

Novembre aux montagnes russes : A-Symétrie, A-Syberie, A-Symphonie

"La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent."

Relire ces mots de L'Homme Révolté de Camus.
Et voilà que le cerveau s'étoile en tous sens, voilà que les synapses s'affolent et que je glisse en plusieurs exemplaires le long des brins de laines tissés depuis des années.

[Un mot m'échappe, je n'ai plus que l'image... Vitrail ? Non, ce n'est pas le mot que je cherche, pourtant, le vitrail me ramène à la même image de cohérence et d'éclatement. Par instant, le mot me saute à la figure, mais il retombe trop vite pour que je puisse l'attraper. Le voilà enfin. Kaleidoscope.]

Relire ces mots, et voir soudain le kaléidoscope.
Le Maintenant de Guillevic. "Maintenant ton visage / Est marqué par les pierres". M.B. qui parle de la main tenant l'instant. De sa fulgurance, de l'infini. Il y a aussi une part de gateau au chocolat dans un appartement parisien, vers les Gobelins, partagé en deux, dans un temps arrêté. Les discussions sur Camus, superposées. les mails-aurore avec Mélie, alors qu'elle se levait et que j'allais me coucher. La cuisine dans la banlieue d'Athènes, chez des couchsurfeurs, où nous parlons de politique, de cinéma ("Je suis né d'une cigogne was my favorite movie. Gatlif. I was just thinking, myyyy, this guy is a genius, my master you know!"), de poésie, d'engagement, de Camus, de Céline. (Et du coup, l'image de mon frère et le "LFC - Le Voyage..." restés des mois sur MSN). Magritte et le "réflexe d'homme vivant" (et les nuages).

Je vous épargne le reste, c'est sans fin. Les mots comme ça, ceux qui ont tellement de force qu'on voit le blanc de la page se resserrer autour pour faire de la place à l'encre, ceux qui rendent ce blanc indispensable parce qu'il faut de l'espace pour résonner, raisonner, s'empreinter, ce sont des noeuds, des nerfs emmêlés sur lesquels on peut tirer et qui font tout venir, du couple de poissons rouges un peu tartes qu'on aurait appelé Schop et Nauer, aux Insurréctions singulières.

[Voilà, déjà beaucoup trop de mots alors que je n'arrive toujours pas "to the point. Reprenons.]

"La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent."
Relire ces mots de L'Homme Révolté de Camus.

Le présent, cher présent, est-il possible vraiment de lui faire l'offrande totale des jours que l'on passe, de ceux qui nous trépassent ? 

Novembre a commencé dans l'ambivalence entre la joie de retrouvailles belges et la menace de la maladie et de la mort. 

Maintenant que novembre termine, je ne sais pas où le mois est passé. Je le cherche autour, mais voilà que je vois devant le seuil de décembre, et derrière, un espèce de tunnel avec quelques éclaircies. 

Il y a eu cette perte, ce moment debout devant le cercueil, l'émotion de voir leurs nez rouges, leurs joues sillonnées. L'émotion de penser à ce qu'elles vont devoir vivre, elle, elle, et elle. L'empathie. Il y a quelque chose de très banal dans ce rituel de la mort. Un parcours balisé. Le moment où forcément, on se dit "si cela m'arrivait, s'il mourrait ? ou lui ?".L'interrogation nécessaire sur l'absurdité de savoir qu'on peut s'époumoner, on va tout droit vers la boite. Les réflexions clichées, les réflexions à deux balles sur la vie et la mort, tout ce qu'on se dit pour se rassurer et qui n'a pas de sens. Mais comme rien déjà n'a de sens, il faut bien accepter, lâcher prise,  et trouver quelque chose pour s'appuyer quand on a le vertige. Les pensées ridicules qui donnent envie de rire nerveusement, comme cette prière qui est celle chantée par Caroline dans Nos jours heureux. C'est insupportable, cette apparence de la banalité. Parce que derrière ce parcours balisé, il y a une vie unique. Pas celle dont j'étais le plus proche soyons honnêtes. Mais une vie unique pour ceux qui me sont proches. Et la perte de tous ceux qui sont là ne peut être banale. Ce qui les déchire, maintenant, ce qui leur manquera, ce ne sont pas toutes ces choses générales attribuables à tous. Non, au contraire, ce sont tous ces détails uniques. L'odeur d'un pull, celle des pizzas dans le four à bois, la manière de rire un peu rauque, la sensation de la main sur le bois, le bruit du marteau dans un établi, une certaine tonalité, un reflet dans les lunettes.  Il y a le tiraillement entre ce qui s'arrête et ce qui doit continuer. 

Et puis tous les trucs nuls, lui et son genou, la terreur d'un soir à la vue d'une bille sous la peau, l'abandon d'une collègue, l'ordi qui hiberne et le marchand de gaufre qui rentre à l'intérieur et nous prive de cette merveilleuse odeur. 

Au travail, les problèmes qui s'empilent, le harcèlement, l'alcoolisme juvénile, la falsification de carnet, les accusations infondées, les pétards qui explosent, les copies rendues trop tard, les visites trop fréquentes dans les bureaux, les vagues de copies interminables (environ 700), les cours qui ne passent pas toujours, les travaux non faits, les désintérêts, les provocations. Pourtant, il y a des moments de grâce. Vraiment. Et tout le dawa autour. 

Heureusement, il y a quelques remontées en flèche, les menues choses et les grandes, de l'atelier d'écriture aux rencontres, d'une soirée au pub à un concert de rap puissant, de discussions dans la voiture aux mots qui me poussent à l'écriture, par trois fois, d'une lettre de LAG à la lumière contenue dans un sac orange des mille et unes nuits. Du sourire de certains mots au regard d'un homme. Des gestes et des mots pour se rappeler qu'il y a des choses qui valent qu'on s'obstine encore un peu.

Au delà de tous ces oscilloscopes, décembre arrive sans que je n'ai rien vu venir. Aujourd'hui, le marchand de gaufre est sorti de nouveau.Il fallait bien ça pour entamer la fin de l'année infernale. Qu'on en finisse, et qu'on reparte.

Ce sera une plage, encore une fois tu sais. Le tout dernier jour et le tout premier. Ce sera une plage. 

samedi 30 novembre 2013

Voix de femmes #1

{Ce soir, j'écluse des vieux brouillons, le post d'avant commencé il y a quelques jours et celui-ci quelques mois]

"Je marche - nue - les pieds - nus - les jambes - nues - sur la lagune"

Deux notes répétées au piano, qui m'épiquent tout de suite, et lorsque les cordes arrivent, tout bifurque, tissant autour de cet élan initial un peu angoissant. Très vite, une voix simple, presque distante, pour évoquer cette sensation d'absolue nudité, de vulnérabilité aussi. Et ce constat qu'au delà des grands discours, une violence, un vol, nous ramène à un essentiel. L'amour, l'argent, le vent. A l'image des notes du début, léger malaise des vérités sobres et bien peintes qu'on n'aime pas entendre. Il est assez intrigant que ce soit justement cet album là qui ait tourné dans la voiture au moment de l'accident. L'amour l'argent le vent ? Enfin, je crois.  

"... ça laisse des traces indélébiles..."

Barbara Carlotti a cette voix suave, un peu (dé)voilée, et ces notes lancinantes taillées pour les heures de route, de nuit comme de jour. Quelque chose d'organique mêlé avec un peu de divin. Oui, les voix aériennes - somme toute un "aaaaah" assez ordinaire - du début de "Ouais ouais ouais ouais", posées sur ce rythme terrien, carné, m'émeuvent terriblement. Ne pas avoir à choisir entre le rythme évident du corps accroché au sol, et l'aspiration à quelque chose de diaphane, de soyeux, de délié. Piano, percu, voix, chœur. Quoi d'autre pour la nuit ? 

-

"J'ai fait des pieds des mains pour te plaire..."

Plus tard, à cause de France Inter, le roi des forêts m'a hypnotisé pendant quelques jours. Le démarrage électrique, in medias res, de la chanson comme de l'album a tourné des heures, son titre s'est gravé sur un tronc quelque part, loin, et puis je suis partie sur un coup de tête l'acheter pour le dévorer entre les arbres de mes trajets quotidiens. Dans ce court laps de temps à chanter avant de rejoindre la salle de classe terrifiante de l'année dernière, ce chant comme un chant de travailleur ou de révolutionnaire, se donner du courage, affirmer un refus qui dans le silence parait peu convaincant. Et qu'importe que les histoires diffèrent, "débarrasse-moi" ! 

" Mes paupières s'accrochent aux branches - dans la nuit suis-je à la hauteur ? [..] En clair obscur je broie du noir sur les ruines du soleil..."

Et puis, le goût particulier de certains mots qui sonnent juste, comme ce Clair Obscur dont vous comprendrez peut-être la portée. Le goût aussi de la résidence à la villa Médicis, de la croisée des mondes. Du "salon des refusées" aux palais de la "renaissance". 


"Y'a que les corbeaux qui se rappellent... y'a qu'les corbeaux..."

A l'époque où j'ai acheté L'amour l'argent le vent, j'ai aussi fini par acheter l'album de L que j'écoutais en loucedé depuis des mois sur youtube. Cet album, plus franchement nocturne, accompagne comme un gant de velours les grandes émotions du soir, les tristesses et les désirs, les élégances et les élans. Les textes sont parfois à mille lieux de mes mondes, mais tous sont travaillés à la lame. Impossible de finir les vers à l'avance, et c'est bon signe en général. Quelque chose par contre, pardonnez ce jeu de mot facile, donne envie de finir des verres, les cils humides, luisants comme les trottoirs des nuits de pluie. Et puis, les corbeaux, ceux qui viennent souvent me saluer au bord des routes, ceux qui hantent mes yeux de lectrice et mes doigts d'écrivante depuis longtemps. Comment résister à un album qui commence par cet aveu "Mes lèvres sont mortes d'ivresse embrasées dans un tourbillon..."

"Puis tes yeux surtout, leur drôle de lueur, ma petite, ma douceur je me souviens de tout"

En écoutant "Petite", je souris en pensant aux questions cette année dans les yeux des gens. Avec cette histoire de mariage pour tous-tes, avec les manifs, on sent que l'interrogation est plus présente. Certains demandent franchement, d'autres détournent un peu, "tu rentres avec une copine ?", "tu étais avec qui à la manifestation ?", d'autres prennent des précautions rhétoriques nouvelles et se demandent d'où je parle quand je parle de lutte contre l'homophobie. Parfois je réponds, parfois pas. Souvent pas. Souvent je laisse les questions se poser parce qu'au fond la réponse à cette question n'importe pas.Souvent je fais comme si je ne comprenais pas (toujours cette facilité, faire l'imbécile pour fuir tranquille), parce que tant qu'ils s'interrogent et pèsent tous les petits éléments qu'ils ont pu saisir de moi au vol, ils ne se posent pas d'autres questions. Oui, c'est de la prestidigitation. 

Et je souris intérieurement, en voyant les comptes qui se font dans leur tête "bague au pouce + chaussures rouges - robes de soirée - maquillage + gay pride - amoureux d'enfance/adolescence - décolletés + manifs pro mariage gay - admiration James Thiérrée + vie sentimentale peu étalée au grand jour - bague à l'annulaire + féminisme - boucles d'oeilles - chaussure à talons + ... = ? Comme si on pouvait se contenter de compter les points. Tous ces calculs de l'apothicairerie des rapports genrés et des stéréotypes sexués font quand même doucement gondoler mes sarcasmes muets. Oui, je souris, ce n'est pas du jeu. Je sais que je perds des prétendant(e)s potentiel(le)s à ne pas m'afficher d'une couleur à grand renfort d'effets sonores, mais si le désir s'arrête à cette toute petite interrogation, il ne m'intéresse pas. Le fait même au fond qu'on puisse s'attarder à cette interrogation là plutôt qu'aux milles autres plus essentielles me laisse sans voix. 

"Pin-up de Pigalle aux allures de Madone... contrebande de Chanel, perle, poudre, Coco, gangster, demoiselle"

Carpe Diem - novembre au jardin mort.

Voilà ce qu'on se dit toujours au détour d'une nuit de dîner, de discussion, de vins, et de musique. Il faut profiter de la vie. Lors de ce voyage, pas d'exception. La discussion s'est portée un soir tard sur cette volonté de "profiter de la vie". Fidèle à moi même, je me suis emparée de la discussion à des fins hautement égocentrées, et me voilà, à débiter tout haut des trucs que je me dis tout bas de manière chronique, comme d'autre ont le nez qui coule. Avec une légère sensation de malaise, sans savoir si cela émane de ceux qui m'écoutent douter à pleine voix, ou de moi, de la conscience qu'il faudrait arrêter de faire ça.

Cette histoire de "profiter de la vie", de cueillir le jour, les roses de la vie, et tout le toutim, on cite Ronsard, le Cercle des poètes disparus, on en a tous une image précise, mais il me semble aussi une représentation collective. Souvent : faire des expériences, voir le monde, voir du monde, rencontrer des tonnes de gens, faire des tas de choses, des plus futiles aux plus profondes, des tournées des pubs aux tours du monde, tomber amoureux, tomber de haut, s'enlacer, se quitter, goûter des bras, goûter quelques tracas, faire des conneries au passage, sauver une personne, en sauver cent, changer de vie et changer le monde, bouger sans cesse, apprendre trois millions de choses, du lingala au codage java. Créer des oeuvres d'art et des opportunités. Ne pas tomber dans la routine. "On dormira plus tard". 

Ils (ceux de l'erasmus et les autres aussi) sont extraordinaires, chacun à leur manière. Ils ont ce truc qui donne envie d'écarquiller les yeux en disant "c'est fou !". Ils ont du talent, certes dans leurs passions, emplois, relations, mais plus généralement, ils ont du talent pour la vie. Oh, oui, je sais une partie de leurs doutes, de leurs grandes incertitudes, de leur confiance vacillante. Il y a les gros coups durs. Ils connaissent l'ennui, la fatigue, l'impression de ne pas être à la hauteur. Mais bon sang, ils osent, ils prennent leurs corps pleins de bleus, et ils y vont. Ils acceptent, ils prennent, ils font. Ils font quelque chose de ce qu'ils sont avec leurs eraflures et leurs supensions, leurs points d'interrogation. Ils portent tout ça, ça fait des bouquets, des roues, des pas, des chansons. Et au delà de toute ma tendresse, qui n'a rien à voir avec quelques motifs explicables sur une note de blog dépressive, il y a une forme d'admiration. D'autant plus que je commence à connaître des choses au delà des façades et qu'ils ne m'en impressionnent que plus. 

Alors, quand ce soir là, dans une maison de brique, "profiter de la vie" vient sur le tapis, je suis trop émue pour savoir me taire. Car oui, il faut bien le dire, ma vie est à mille lieues de celles que je vous ai décrites plus hauts. Sans pleurnicher, ou me plaindre, c'est comme ça. J'ai essayé, parfois, mais ça tiraille, ça n'est pas moi. J'ai besoin trop souvent d'être en dehors du monde. De calme, de silence et de solitude. J'ai besoin de beaucoup d'immobilité aussi.  Il me faut une grotte, une voute. Et pourtant, cette envie de profiter de la vie me tenaille.

Pourtant, à côté des colliers de complexes, des guirlandes de doutes, de l'estime qui trébuche et finit par abdiquer ou de la confiance découpée en confettis, il y avait paradoxalement la sensation que quelque chose de plus grand que moi, plus beau que moi traversait mes torrents intérieurs. Comme s'il y avait sous la surface ennuyeuse des remous dont personne ne pouvait mesurer la passion, la violence, la diversité. Il y a toutes les choses inracontables, puissantes, que je cache derrière les plis de mes lèvres, derrière ceux de mon ventre. Toutes les choses que je ne dirai ni ici ni ailleurs parce qu'elles n'ont besoin d'aucun regard pour exister. Il y a aussi le petit supplément de présence que j'ajoute à mes gestes quand personne ne regarde pour en faire des pas de danse. Les petit supplément de souffle que j'ajoute à mes mots quand personne n'écoute, pour en faire un chant.  Il y a cette faim, cette envie, cette dévoration qui me faisait dire sans trop en douter, "oui, je profite de la vie".

Mais les questions prennent d’assaut même les forteresses intérieures de pierre, construites patiemment et consolidées avec soin. 

Est-ce qu'on peut vivre de l'intérieur, pleinement ? Est-ce qu'on peut partager en écrivant ? Est-ce qu'on peut n'être ni drôle, ni original, ni passionnant ? N'avoir rien à répondre aux "quoi de neuf" que des anecdotes sur l'alcoolisme collégien ?  Est-ce que c'est un manque de courage ? Est-ce que c'est un défaut de volonté ? Est-ce que le calme est nécessairement une inertie ? Est-ce qu'on peut profiter intensément d'une vie dont tout le monde ferait le contre exemple de "profiter de la vie" ? 

Il y a pourtant ces messages d'inconnus sur twitter, qui parlent des vies de Bataille et d'Artaud et du contraste entre la vie tranquille et sérieuse du dehors  et "la rage de la vie au dedans". Déjà, je respire un peu mieux. 

Et puis il y a Cela qui change dans la vie de certains. Il y a ma joie sincère à les écouter me raconter ce truc si exotique. A les voir dans leur rayonnement. A les sentir profondément exaltés et pourtant apaisés. Mais il y a parfois une lame inconsciente qui traine et qui vient me frapper quand je ne m'y attends pas. "Tu ne peux pas t'imaginer", ou bien "Tu verras". Et si je ne vois pas, et si je n'imagine jamais ? Est-ce que c'est si grave ? Est-ce que ça voudrait dire que j'aurais tout loupé? Est-ce que la vie peut avoir un sens et une valeur sans ça ? Si vous me croisez et me posez la question, je dirai haut et fort, que oui, que c'est un choix. Mais dans les fondations il y a un tremblement. J'essaye de retrouver ce truc un peu plus grand et un peu plus beau que je pensais avoir. Et puis ces trucs clichés, une foi, une confiance, un espoir. Pour le moment, je creuse, je trouve pas grand chose. Une superficialité redoutable. En dessous plus rien ne tient, ni la certitude d'avoir un peu raison, ni celle de pouvoir changer. Il n'y a que la peau sur les os, et ... pour combler les vides. 

On me répond/ra/rait qu'il y a l'écriture, qu'il y a l'enseignement, qu'il y a les gens qui m'aiment. Qu'il y a ... . 

Est-ce que ça fait une vie, tout ça ? 
Une vraie, qu'on peut tenir dans les mains, qui crame un peu les doigts, mais les accueille pourtant, une vraie, comme la tasse ronde de terre rouge, un peu rugueuse dans ses petits ratés. 
Est-ce que la contemplation c'est encore la vie ? 

mercredi 27 novembre 2013

La Rapporteuse #12 - Nocturne en cris majeurs

"Et toi, nuit, nuit pesante, nuit bruissante de cris étouffés et de luttes, nuit grouillante du bond de toutes les bêtes qui se pourchassent, qui se prennent, qui se tuent, attends encore un peu s'il te plait, ne passe pas trop vite... O bêtes inombrables autour de moi, travailleuses obscures de cette lande, innocentes, terribles, tueuses... C'est cela qu'ils appellent une nuit calme, les hommes, ce grouillement géant d'accouplements silencieux et de meurtres. Mais je vous sens, moi, je vous entends toutes ce soir pour la première fois, au fond des eaux et des herbes, dans les arbres, sous la terre...Un même sang bat dans nos veines... [...]je pousse avec vous le cri obscur."
Médée, Jean Anouilh

"Vous êtes ces deux femmes : l'une écrit, l'autre chante. Tu vois ces chaussures ? Nous les avons prises cette nuit au pied des cadavres "
Incendies, Wajdi Mouawad


"Ecoute 
Cette nuit

Ne confonds pas 
Le silence
Avec l'accord"
 *
"N'éteins pas tout à fait

Le noir
Serait trop fort"
Requis, Guillevic

"En ce matin nordique,
le soleil essuie ses vitres
de la poussière de la nuit
en écartant les nuages épais. 
Il lache ses cheveux
qui tombent avec douceur
sur les épaules de la ville noyées de brume
comme un chale de dentelle
tissé par les femmes de l'usine
et les grands-mères"
La robe froissée, Maram Al Masri


dimanche 17 novembre 2013

A l'atelier #1 Ce que je sais de Jeanne

Je vous propose ce soir un nouveau tiroir. Vous êtes ici dans ma petite marmite, dans une cuisine, sur un établi. Je tords des trucs, je les esquintes, je les déboulonne et j'essaye de voir ce que ça donne. C'est intéressant, même si le fait que je ne sache jamais si ce sont des bots ou des humains qui passent, si je fais chialer les robots ou si j'emmerde les vivants, est un peu étrange. Même si ça fait froid, des fois, de n'entendre que le vent quand je souffle mes bidules acoustiques. De temps en temps, je sors de la cave, et je vais écrire avec d'autres gens. On part d'un même point, une consigne, une proposition, un exemple, une idée, et puis chacun, en temps imparti, construit un chemin avec les trucs qui lui passent sous les doigts. On arrive souvent à mille lieues les uns des autres. Même s'il y a toujours des échos. Alors, on se raconte nos chemins, on se lit les textes, on se fait coucou, on écoute les échos et la distance. On se retrouve à nouveau à un point de départ ensemble, et c'est reparti. C'est ce qu'on appelle un atelier d'écriture. Il y a des dizaines de manières de proposer un atelier d'écriture, je vous en épargne l'énumération. Mais à chaque fois que je sors d'un atelier, je me sens à la croisée de tous les chemins de bric et de broc qui se sont constitués. J'entrevois des possibles, je sens bouillonner les flots de mots et de silence. Chaque fois, j'admire le ton grinçant que je suis incapable d'adopter, je frissonne des voix, je suis émue des mots que chacun a dans sa bouche pour faire vivre des histoires, des personnages, des atmosphères. Chaque fois, j'appréhende un peu de ne plus savoir faire, de n'avoir rien à apporter. Et chaque fois je m'étonne de découvrir des trucs que je ne savais pas avoir. 
Tout ça pour dire qu'écrivant ou non, si vous avez l'occasion, un jour, jetez-vous dans l'épopée d'un atelier. 
En attendant, je vous laisse avec les "biographèmes" (= faire un portrait par petites touches d'habitudes, de traits physiques / de caractères, de manies, de gestuelles plutôt qu'une description factuelle et chronologique) écrits cet après-midi. 
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Tout le monde pense que Jeanne a une vie bien rangée. 
Pendant longtemps je n'ai su de Jeanne que son absence. Son empreinte invisible dans l'établissement scolaire sans histoire de la campagne anglaise. On ne la voyait jamais en salle des professeurs, ni vers la photocopieuse, ni le long de la grande table d'acajou réservée aux enseignants et aux administratifs. Elle restait en B28. On ne la croisait jamas aux sorties de l'amicale ou aux pots de départ. Toujours en B28 ?D'ailleurs pendant longtemps, je n'ai su de Jeanne que le nom de famille. Les élèves, les professeurs, pour tout le monde, elle était Mademoiselle Lorme. Même son corps était fugace, sa silhouette, fuyante. Quand on l'apercevait au détour d'un couloir, très tôt le matin, on se demandait toujours si on n'avait pas rêvé. Si ce n'était pas le sommeil ou la brume qui avaient esquissé son pas délié. Jeanne ne s'appelait donc pas Jeanne. Il n'y avait que Mademoiselle Lorme et ses longues jupes grises sur le pas délié. Même quand elle passait, une fois ou deux dans l'année prendre une tasse de café entre ses longues mains de papier, elle n'était pas vraiment là. Elle vivait en creux. 
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Tout le monde pense que Jeanne a toujours eu une vie bien rangée. 
Elle me le dirait plus tard, petite, elle se cachait entre les rideaux, s'asseyait sur les rebords des fenêtres avec des livres trop grands pour elle. Elle s'allongeait dans la boue, se recouvrait d'herbe ou terre. tout ce qui lui permettait de disparaitre était une aubaine. 
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Tout le monde pense que Jeanne a un appartement monotone et bien rangé. 
Chez Jeanne, il y a beaucoup de couleurs. Il y a un coussin tissé ramené des Andes. La couverture allongée sur le canapé a vécu une autre vie à Brazzaville. Sur l'étagère se bousculent du thé noir de Ceylan, du safran de Turquie, du Garam indien, des infusions népalaises,  des thés verts ramenés du Japon . Dans une panière, la cuiller à miel en bois tourné par J. l'hiver où il a fait si froid et un petit ustensile qui sert à décorer les lipiochkas. Celui-là, elle l'a négocié sur un étal à l'entrée du bazar d'Och, le plus grand bazar d'Asie Centrale. Au dessus de l'armoire, une lourde bassine de cuivre dans laquelle sa grand-mère jurassienne faisait déjà ses confitures de framboise, avec une pointe de myrtille parfois, vous savez, pour le piquant. Les objets de Jeanne sont peu nombreux, mais ils ont tous une histoire. Ils ont voyagé depuis le village d'à côté ou l'autre bout du monde. Et ces voyages depuis le village d'à-côté ou depuis l'autre bout du monde ont tous compté avec la même force, se sont tous inscrits dans le petit appartement comme des cicatrices. Et puis, sur les rayons, des centaines de livres, eux aussi comme des cicatrices. 
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Tout le monde pense que Jeanne a une vie monotone à pleurer. 
Quand elle va travailler, elle ne manque pas de saluer l'arbre, celui qui ressemble à l'idée de l'arbre. Elle lui décoche toujours ses premiers sourires du jours. 
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Tout le monde pense que Jeanne doit se faire bordeliser. 
Devant les élèves, Jeanne parle très peu. Juste de quoi assaisonner les réflexions, infléchir les conversations, pousser chacun vers une autre réalisation de soi. Elle écoute et regarde les élèves s'emparer d'un texte écrit dans une langue qui leur est étrangère. Et fouiller, soulever, soupeser. Faire des hypothèses, hypothéquer les difficultés. Elle est l'air dans le processus de combustion. Combien sont ceux qui se souviendront de cette enseignante effacée ? Mais dans son cours, n'empêche, c'est jamais le chahut. 
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Tout le monde pense que Jeanne a eu une vie sans aspérités. 
Le sein droit de Jeanne est barré d'une immense cicatrice. C'est une histoire d'amour qui s'est fiché là, de l'autre côté du coeur. Pour le savoir, il faut avoir apprivoisé pendant des années sa silhouette qui faisait tout pour disparaitre. Il faut avoir insisté dans l'écoute et avoir attendu très longtemps. Si longtemps que Jeanne songe peu à peu à déshabiller ses pensées. A faire résonner sa voix claire. Ose laisser vaquer à sa fantaisie l'humour acide qui aiguille son regard. Si longtemps que le corset vacille et laisse déborder la vie tumultueuse, les passions, les violences, le cri de fin d'errance. Si longtemps qu'une mèche de cheveux finisse par s'échapper de son chignon sévère alors que son visage bascule sous un rire étonné. Si longtemps que voilà enfin sa peau marbrée et marquée. 
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Tout le monde pense que Jeanne a une vie bien rangée. 
Qu'elle passe ses soirées en robe de nuit, seule, avec un chat, et un livre. Mais la vérité, c'est que Jeanne passe plus de temps dans la salle B28 que dans son deux pièces cuisine. Elle y bricole ses cours, ses copies, ses activités. Mais aussi des chansons, des esquisses, des poèmes de voyage, des cartes du tendre et des prières aux orages. 
Et quand Jeanne sort du lycée, un soir sur deux, c'est moi qu'elle rejoint dans la lande embrumée. C'est moi, dont elle apprend les cicatrices. Moi qu'elle bouleverse, moi qu'elle picore. Moi à qui elle confie son corps. C'est moi qu'elle embrasse en dernier. 

samedi 9 novembre 2013

Post errance

La voix voilée comme une roue de vélo qui s'est pris un trottoir. 


C'est dimanche soir, le pas est vif. Pas de manteau sur les épaules. Oublié dans le train. Un îlot de plus qui s'échouera quelque part, dans un grand carton. Une mue, peut-être, abandonnée sur le sol. Ces derniers temps, l'impression de se départir souvent des écailles, et des griffes, et des pelisses, et des pelages, sans voir encore la peau, celle qui ne serait pas morte et gommée par le moindre savon noir, par la moindre averse. 
Sur les oreilles, il y a le gros casque, celui qui fait revivre la vitre  derrière laquelle le monde peut se planter pendant une pause café. La vitre et son écriteau "pas disponible pour le moment", son post-it "En vacance". La vitre qui permet de faire passer la lumière, d'aiguiser le regard. Qui fait battre la ville et l'éloigne. 
Dans le pas vif, il y a toute l'énergie des derniers jours, il y a les centaines de kilomètres parcourus trop vite et la légère tristesse qui teinte les gares de retour. La fierté d'arriver seule, le léger tremblement (d'arriver seule). Un fil tire le corps, qui glisse le long des lampadaires, pour aller éventrer le sac au milieu du parquet. Repousser la lessive, laisser les vêtements nager sur le plancher et se croire de passage, encore un peu. 

La voix éraillée comme la peinture des lieux habités. 


On pourrait superposer les couches de substantifs exprimant l'émotion, on pourrait aligner des adjectifs, mais tous enfantent une fatigue vacillante. Ça prend du temps, à digérer, les journées en dehors du quotidien. Pourtant, dans le lit, au moment où la colonne se repose, tout s'enfonce ensemble. Tout se glisse entre le corps et la couverture, pour protéger cette brêve nuit de retour à la vie de tous les jours. Comme un mobile lumineux, "Life on Mars" tourne doucement dans la tête, et twinkle, twinkle, avec les résidus d'anglais qui collent aux jambes. Il y a des traces d'euphorie, dans le sac qui a passé la nuit couché au milieu du salon, dans le léger mal de tête et dans l'étrangéité du silence. Les jours d'avant se rappellent plus clairement

Au matin, la voix est édentée comme aux lendemains d'alcool. 

La ville traversée de nuit au petit matin, dans ce froid qui encourage le sang, qui fait rougir les joues, qui pourrait faire croire que je vais retrouver un amoureux. Ce n'est pas un amoureux, ce matin, mais tout de même il y a des "quelqu'un"  qui attendent quelque part. Ces quelqu'un avec qui d'une manière ou d'une autre, il y a de l'a., de là, de l'am., de l'âme. Pas des demis d'amis, des mies, des zâmamies. Un bus s'arrête en face. Comme il fait encore nuit, le mot "Gares" luit vivement. Mais il y a plus tentant que ce confort de seconde zone. Il y a "Geronimo" dans le froid, et la vitre pour regarder le bleu. 

Le premier train pousse sur la voie, avec ses rhizomes de lumière qui s'étendent sous les globes et les nerfs. Et puis le deuxième train envague une première retrouvaille. Ramène sans cesse des conversations incroyables sur l'achat d'immeubles en territoire sud, et de réglementations énergétiques des constructions. C'est le début de l'exotisme. Sur la tablette en plastique, une brique de jus de fruit, et un beignet emballé. Il a tout prévu. L'exotisme immobilier et la régression, décidément la journée qui cligne des yeux au bord de la vitre s'annonce voyageuse. Arrivés à la gare, cette gare du nord qui se présente comme un midi, il faut chercher dans les couloirs les visages connus. Les bras connus. Le monde s'accélère encore un peu, quand les paires d'épaules, et nos quatre voix s'emmêlent. Le retrouvailleur monte à trois. Il en reste trois encore, un peu éparpillés. Celle que l'on retrouve dans l'appartement en haut de la pente douce, sur le parquet qui donne vers le jardin, un cours fini, un sourire aussi. En filigrane, il y a celui dont c'est l'appartement. On découvre son décor sans sa silhouette encapuchée. Il viendra ce soir au café de la gare. Et puis il y a celle encore quelque part dans cet immense bond initié au Japon. La perspective de la voir après plus de quatre ans est folle, à chaque fois qu'elle surgit dans les conversations. Elle arrivera, elle aussi, au café de la gare. C'est facile de retrouver une manière de fonctionner, de cuisiner, de sortir les assiettes, de s'installer à table comme quand on mangeait presqu'une fois par semaine ensemble. Pourtant, voilà plus de quatre ans qu'on n'a pas été dans le même pays en même temps. 

La voix brisée comme aux feux de juillet

La chronologie n'aurait ici aucun sens. Le récit non plus. On a fait ce qu'on sait faire de mieux. Errer dans la ville en regardant les quartiers changer, marcher de jour de nuit . Parler longtemps, se raconter des bêtises et des hantises, avoir les yeux luisant de blagues douteuses, d'alcool, de confidence. Faire une fondue, quelque soit le vin prévu, des petits déjeuners fous, des sauces de légumes, des gaufres de minuit. Vider la réserve de chocolat, et gouter aux cocktails sur mesure de T. Ces cocktails qui disent tous quelque chose de nous, la bitter-sweet symphony d'A., le sucré et le fruité et les couleurs pour eux, le crémeux pour L et la charteuse, les alcools transparents qu'elle explique à T. pour ce verre vert absolument parfait.

John-et-plutoer, encore, sur les mêmes sujets, même si la pensée tournoie : il faudrait vraiment apprendre à s'arrêter de parler autant. Se poser des questions à voix haute. Entendre les réponses même sans être capable de remercier. Boire du vin, de la bière, de la vodka trop diluée, du gin, du café, du thé. Chanter, oh, chanter, de tout, à n'importe quelle heure, pourvu que ça fasse choeur. N'avoir pas peur des voix qui tremblent et qui se perdent, des maladresses.  Ecouter le piano, se faire entendre des morceaux. Se raconter des bouts de vie, et d'avenir aussi. Se taire affalés sur le canapé. Regarder dans la même direction, des vidéos diverses, la pluie qui tombe à verse. Prendre le train. Prendre des photos. Des débiles, et d'autres plus fragiles. Se coucher bien trop tard. Petit à petit se dire au revoir. 

La voix grisée comme aux soirs de l'été. 


Alors oui, dans le train il y a les copies à corriger, dans le groupe il y a la vitre qui revient, la crainte de prendre trop d'espace dans la parole et dans la place, de perdre cette évidence là quand tous marcheront par deux. Il y a les peurs, les doutes, la communication qui se barre un instant. Il y a des entailles, heureusement. 
Oui, c'est peut-être le plus fou. Heureusement, vraiment, ces encoches sur les jours, cette rouille dans la voix. Cette voix avec laquelle il faut parler aux élèves, et qui amène tout ce beau monde dans la classe pour aider à lancer la semaine tunnel. Ce n'est pas un idéal, nous sommes là, à nouveau, ensemble, nous le vivons.

Il faut bien cette légère imperfection pour se rappeler que les instants plus ternes sont de petites exceptions qui confirment la règle : 

Erasmus is great

... even years later...
...and the statement is beyond the truth. 



mercredi 30 octobre 2013

Péri-phrases

C'est l'histoire d'une fille qui veut écrire un billet sur la procrastination.
Et qui le repousse.
Sans cesse.


En attendant, une sensation.

Ce matin, j'ai fait pratiquement le tour du périphérique lyonnais. De la partie sud de Gerland à l'autoroute direction Paris.
Cela a été le deuxième moment le plus extraordinaire de ma journée - Une voix pas entendue depuis des éternités est sacré moment le plus fou, que voulez-vous - et ça peut paraître un peu triste. Mais en fait pas du tout.
Il y avait le soleil. J'avais décidé que j'avais le temps. De la même manière que les gens à sec le deuxième jour du mois décident qu'ils peuvent jeter encore deux cent euros en jetons sur la table de Black Jack, certes... Mais ce qui compte c'est de ne remarquer de l'heure que les chiffres répétés. "On pense à moi alors".
Il y avait du soleil, de l'air, assez pour s'imaginer qu'il s'agissait simplement d'un matin d'été un peu frais. J'avais encore le goût de cette bière chocolatée de la veille et des discussions autour.
La musique, d'abord Janis Joplin, comme il se doit. "don't you know that you're nothing more than a one night stand, tomorrow I'll be on my way... catch me if you can..." avec le léger décollement des racines et la route qui s'étend. Un jour les steppes de Mongolie, le Nevada, la 66, un désert africain. En attendant es grands espaces, les voies express que je rappe doucement.
Et puis avant les tunnels, les rythmes de Stromaë. Idéal pour rentrer dans ce nouvel univers nocturne. Avec les lumières qui oscillent sur le visage, les voies aux courbes larges, les chevrons sur le sol. Le tunnel a cela d'angoissant qu'il ne propose pas d'alternative. Mais cela de rassurant aussi qu'il nous mène certainement à un but. A une autre lumière. Le tunnel fait toujours ressortir une facette de mon petit vitrail que personne, je crois, n'a jamais vu pleinement. Peut-être que ça se devine parfois, cette envie de vitesse, cette tension complète vers le but, cette assurance déliée de conducteur de jeu vidéo. Peut-être que ça se devine, ce battement qui me rend dansante d'un mouvement si lointain de mon corps et de ma danse habituelle. Dans les tunnels, j'ai cette vibration que j'imagine chez les amoureux des clubs et des dancefloors (auxquels je suis généralement allergique). Certains vont en boite. Moi je passe dans des tunnels. Bon.
En quelques secondes, le jour et la nuit, le rock, l'electro, plus tard un peu de chanson et de flamenco. En quelques secondes, l'arrêt et la vitesse, le monde et l'absence, les embranchements tortueux et les lignes droites univoques. En quelques secondes, un concentré de présence. Tout ça qui se planque bien précautionneusement derrière un simple tour de périphérique. On n'a encore rien trouvé de mieux que les explosions qui se cachent dans les choses les plus laidement communes.
Contourner les blocages, les noeuds, le cloisonnement massif du regard. Se faire mal aux yeux au début, de l'espace ouvert et sans paroi. Voir les choses de loin pour se rappeler ce qu'il y a au dedans. Continuer à frapper le rythme de la paume de la main, quel qu'il soit. Toujours penser à faire le tour de la per'euphorie. A interroger les périphrases.

dimanche 27 octobre 2013

Tessons et cailloux #12 : Les fils lancés

Sur les carnets feuillus de l'automne, il y a toujours des moissons de cailloux et de tessons.

Les tessons, le long des routes, ou sur les murs, pour venir se ficher dans les pieds, dans les doigts qui essayent d'escalader les mondes cachés. Il y a des classes qui traînassent et ricanent, il y a le doute toujours, "est-ce que je fais bien, est-ce que je fais mieux", il y a les copies qui s'empilent et terrorisent. Il y a ces satanés miroirs qui brament au coin des jours, et la culpabilité, cette vieille copine, qui ramène parfois son museau et qui a du mal à se faire oublier. Il y a les craintes ancestrales fossilisées le long de la colonne qui dictent les stratégies de fuite, d'évitement, d'hivernage.


Mais, si je le dis à voix basse, et bien précautionneusement, les cailloux sont bien plus nombreux ces derniers temps. Ils semblent pousser comme des champignons, comme des trompettes de la mort outrageusement parfumées malgré leurs dehors morbide. Il y a de la vie suspendue dans l'attente, et pourtant, des choses rondes et chaleureuses qui roussissent dans les jours horizontaux d'octobre. De quoi se construire des abris de galets, de quoi poser quelque chose sur les plaies. De quoi se salamandrer au soleil. Celui qui me surprend dans les classes vampires qui refusent d'être éblouies. Celui des moments de grâce, en parlant d'Antigone, en parlant de Hip Hop, en parlant d'orientation, en organisant un concours d'atmosphère fantastique.


Dans un premier brouillon, je vous parlais d'un week-end avec Bou, d'un appel vidéo avec Verte. Mais je bavardais des heures pour essayer de raconter combien avec chacune nous avons vécu, des fous-rires aux jours pires. Et combien pourtant j'ai la sensation que c'est juste le début. Bon, voilà, Bou et Verte sont très très différentes. Et ce sont mes amies. Et là dedans, tout est dit.

Les amis, je les compte sur mes doigts. Les vrais, ceux qui habitent loin mais qui sont les plus proches, ceux qui savent que je suis incapable d'écrire régulièrement. Ne m'en tiennent pas rigueur. Sont parfois comme moi. Ceux avec lesquels, même après des mois sans nouvelles, on peut parler de l'essentiel. Ceux qui comprennent qu'il est vain de poser une question du genre "Que s'est-il passé ces six derniers mois ?". Ceux avec qui les silences sont lumineux. Parmi eux, il y a ceux que je retrouve dans moins d'une semaine. Parmi eux, il y a celle qui rentre temporairement en France et dont la voix, ohlala, la voix me manque. Parmi eux il y a celle qui a envoyé un mail incroyable. Cet élan amical porte et me rend étrangement légère.

Des futilités me réjouissent, de la coupe de cheveux au bleu sur les ongles. D'un regard échangé à un prénom prononcé. D'une bière avalée à l'autoroute traversée. Des blinis cuisinés au safran qu'ils m'ont ramené.


Au retour dans la ruelle, je crains l'atmosphère du temps grimaçant qui suspend son vol quand on sait que pour l'autre, là-bas, il avance à grand pas, et hâte le travail des Parques. La crainte du vide après la fin d'une tapisserie. Mais tant bien que mal, on joue, on Dixit, on Indix. On se marre comme on peut en tant de peur. On chante n'importe quoi. On se nourrit de jeux de mots douteux. Comme dans les montagnes, il y a du monde qui va et vient. Je n'ai pas appris à vivre autrement. Qu'avec des jeux, des chansons, des repas en commun, du monde qui va et qui vient, des discussions sans fin.

Avec S. nous prenons le train pour le travail. On apprend à se connaître petit à petit. Je ne lui dit pas qu'elle a le nom de ma plus ancienne amie, celle à qui je n'ai pas parlé depuis un an, que je ne sais pas comment appeler, à qui j'ai écrit, enfin, la semaine dernière.

D'ailleurs, ces derniers temps, beaucoup de messages importants, par voie ondine ou postale, aerienne ou vocale. J'ai laissé partir des déclarations, des remerciements, des aveux, des adieux.


Et dans ces envois et ces audaces, mon coming-out.
Celui de presque poète.

Le premier manuscrit est terminé, il est parti un matin d'automne, en me laissant un grand bazar dans le ventre et une crainte bien imprégnée. La mer et la montagne, ensemble, ont roulé leurs pierres et croisé leur fer. Maintenant, j'apprends à l'oublier avec que la réalité ne revienne (en pleine tête ?).
Mais ramasser des cailloux, c'est aussi apprendre à les jeter du haut des falaises, à se jeter dans les vagues, sans savoir ce qui va arriver. Apprendre à s'abandonner. Mon prof de philo de Lettres Sup en faisait une définition de l'amour. (Un mot que je n'utilise presque jamais. J'ai grillé mon quota ado.)

Se lancer. Enfin.



mardi 22 octobre 2013

"Quand je l'aime beaucoup je l'appelle Xururuca..."

La semaine est passée comme sous un tunnel, avec des morceaux de lumière fugace sur le visage obscurci. Les débordements de l'esprit, du corps qui tire pour glisser les breloques le long des jours. Et puis le vendredi, l'oasis promise se contoure : une formation sur la présentations de livres, qui semble être un mirage après cette semaine lancée à vive allure. En sortant, j'erre dans les rues, surprise par tout cet espace qui m'est soudain offert. Deux dictionnaires de symboles dans le sac je vais me réfugier au 44, dans le clafouti et la chantilly maison. Voilà de quoi peupler la vacance, des lectures et de la chantilly maison. 




Le lendemain matin, la route, la belle route, m'enjoint au mouvement. Il faut la tirer comme un fil, survoler le viaduc, enjamber les gorges, gravir quelques montagnes pour arriver, enfin, au cirque de pierres et de racines. Elle attend, habillée en dimanche, son sac posé à ses pieds devant la grande maison. Il y a un soleil inattendu pour octobre, qui éclaire les hauteurs. On oublie, entre le jardin soigné et la maison, les heures si sombres qu'ils ont connus ici. Comment deviner les flammes, les jambes qui s’emmêlent et le goût de la trahison ? Il fait beau, et nous sommes dans ce bout du monde comme cachés de la vie. 
Eux deux aussi sont arrivés, et après les embrassades, on s'entasse dans la voiture noire. Rouler simplement dans les montagnes, entre les arbres. Les combes sont là, proches, offertes comme si c'était évident, tant de beauté d'un coup. On ne dérange pas, on ne fait que passer. On s'asticote sur des trucs bêtes, comme toujours, mais on ne cherche pas trop loin. Laisser l'orage au dehors, il viendra bien assez tôt. Devant la table les rires s'entraînent, et le temps passe comme s'il était pressé. On se retourne, vers la maison, vers les paysages sur lesquels on recule parce que ces gourmandises sont les seules dont nous avons encore faim. On prend le chemin de la fromagerie, pas celle où le bleu est aigre, non l'autre, celle où le fromage a du goût. Ravitailler nos palais citadins, prévoir la fondue du lendemain. Le cimetière un peu plus loin, où se disent simplement quelques mots sur la mort. Où les rires ne sont pas bannis. Les fleurs en plastique en haut le coeur, et quelques mots bien sentis sur les bouquets d’âneries. "Jamais de plaque, mémé, on te promet".


La voiture noire repart, et nous voilà toutes les deux, avec encore le goût de menthe et de réglisse dans la bouche. Et les choses se tricotent, paisibles, comme elles se tricoteront tout le week-end. Avec des discussions, quelques silences, l'odeur de la cuisine qu'on fait à quatre mains. Parfois, quelqu'un cogne au carreau, derrière il y a des amis pas vus depuis longtemps ou de la famille. On s'assoit devant le café dilué ou un verre de sirop d'orgeat et des biscuits. On parle du temps, des champignons, de ceux qui sont à l’hôpital. On fait la liste des morts de la semaine. On fait des blagues, pas toujours de bon goût, mais il faut bien ça, pour que le reste soit acceptable. Le dimanche on mange beaucoup trop de fondue, et on dit toujours autant de bêtises. Avec ma tante Si on parle de bouquins à lire et de spectacles à voir.


Alors oui, il y a les petites remarques sur le mariage, il y a les yeux qui se ferment après le déjeuner quand la conversation s'éternise et les grosses fleurs roses sur la nouvelle tapisserie. Il y a toutes les petites taches sur les peaux, les sourires, les sols et les moments, ces fissures de quand on a vécu. Il y a nos petits défauts, ceux évoqués sur le site d'analyse des prénoms hallucinant et puis les autres cultivés en secret. Oui, c'est imparfait, si justement imparfait que je ne demande rien d'autre. 

Je ne saurais vous dire ce que je ressens dans cet endroit. 

Je pense à Pagnol dont ce ne fut jamais le pays. La musique de Cosma surprend mes lèvres devant les montagnes. Et puis il y a cette phrase qui revient souvent dans mes pensées ces derniers temps. Cette phrase, partagée avec une jeune femme que je ne connais pas mais qui écrit un blog qui m'émeut tellement. Cette phrase à laquelle je pense en humant l'odeur de l'escalier. "Telle est la vie des hommes. Quelques joies très vite effacées par d'inoubliables chagrins. Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants". Je réalise qu'elle disparaîtra un jour, l'odeur qui n'existe que dans cet escalier et qui me rattache aux mondes disparus il y a longtemps. Il y a quelque chose qui écrase ma poitrine à cette pensée. A la sensation que je ne peux pas l'enfermer dans une boite pour la ressortir ces jours d'inoubliables chagrins.

Ici, je me sens suspendue. Il y a l'évidence, l'odeur de l'escalier, celle du bois qui réchauffe, le vent qui souffle la nuit entre les arbres, la vue incroyable en ouvrant les volets. Il y a les audaces de ma grand-mère, et ses yeux profonds. Ses cheveux encore sombres, sous les quelques brins de laine blanche, sont doux. Je sais que la douceur est menacée. Que dans les mois qui viennent, pas si loin d'ici, il y aura pertes et tracas. Que ces simplicités sont vouées à se fendre sous le vent.


Dehors ça souffle.
Mais pour le moment, la maison n'est pas de paille, le feu frétille et ma grand-mère continue à l'alimenter. On coupe les virages, on rit. On s'enfonce dans les bois, on s'enfance encore un peu tout en sachant que le loup reviendra.
Qu'il soufflera plus fort.
Et qu'on fera avec.




jeudi 26 septembre 2013

Chère chère Marue

Je vous écris de ma rue.

Ma rue... Je comptais cet été, sur mes doigts... Marue... Ma-rue a changé sept fois en dix ans. J'ai toujours eu cette sensation forte pourtant d'arriver dans ma-rue. Et ces huit rues sont toutes ma-rue à la fois. Que j'y revienne ou pas. Et ces huit rues ont toutes un nom, un surnom, prononcé à voix haute, ou pas. 

Pour la première fois depuis que j'ai quitté la maison familiale, à dix-sept ans, avec une trouille bleue, une envie folle, un cafard monstre, une curiosité infinie, une joie vive et toutes ces choses qui prennent de la place, mais qu'on trimballe avec soi de lieu en lieu, je me dis que peut-être je vais apprendre à battre mon record d'habitation, deux ans. Même si ça me parait toujours étrange cette idée de s'installer un peu. D'avoir peut-être des proches qui le sont aussi géographiquement. Cette envie apeurée, c'est le boulot, c'est le bordel des déménagements, c'est l'appartement biscornu et lumineux. C'est celle de vivre à toutes les échelles, du local à l'international, c'est le constat qu'il me faut du temps parce que je suis plus habile fileuse que tisseuse. C'est savoir de l'autre côté des chemins de fer la maison de Marie-A au jardin anglais et ses enfants incroyables, c'est savoir quand il y a des soirées jeux, s'inscrire aux cours de Charleston, avoir des numéros pour des ateliers d'écriture. Et puis forcément, c'est cette nouvelle figure de Ma-Rue.

Alors voilà, dans ma rue, il y a de grandes dalles sur lesquelles les voitures ne roulent pas mais sur laquelle des pietons marchent nuit et jours. Il y a des marchés avec ce bruit caractéristique des gens qui prennent le temps, qui attendent, qui discutent. Il y a un théâtre, et ce n'est pas rien. Dans ma rue, il y a ce salon de thé dans lequel j'ai bossé, écrit et parlé, dans lequel j'ai commencé les Squelettes, bien avant d'y habiter, dans lequel il y a toujours trois sabliers et un biscuit aux pralines. Dans ma rue, il y a des passants, des habitués, des piliers de comptoir, des étudiants, des punks à chien, des fêtards, des joueurs, des traînards. Il y a souvent de la musique qui passe par les fenêtres ouvertes. Et quand il ne pleut pas, il y a cette odeur terrible de gaufre liégeoise qui me fait toujours penser à la gare de Gent. Il y a des douceurs à intervalles réguliers. Dans ma rue, il y a la crèmerie d'à-côté tenue par une ancienne fermière, il y a la chocolaterie d'en bas où je me fournis en tablettes intenses, la boulangerie d'en face et son pain parfait pour accompagner les produits des deux autres échoppes. Il y a des lycéens à la pause déjeuner. Il y a un peu de tout. On y trouve des chaussures rouges, des jeux de société, des nouilles sautées, un genre de vroca cokolada, des bouquins de propagande religieuses, des marches pour s'asseoir, des cafés pour parler, des bières, des figurines de princesses, des pendules à faire tourner. Dans ma rue, on peut rejoindre d'autres veines, d'autres artères, emprunter un passage parfois désert. On peut se sentir battre contre la pierre et résonner dans l'espace, en même temps. On peut longer la rivière, en songeant un instant qu'on descend vers le fleuve, et après vers la mer. 

Voilà c'est ça ma rue, j'allais dire qu'elle ressemble a toutes les rues, et ce n'est pas tout à fait vrai. Je l'aime bien, quand même, et quand j'y reviens, le soir, se côtoient encore l'émerveillement et la familiarité.

La rue d'or. La rue dort.
Impossible de vous le dire en entier.

Je suis toujours très embêtée quand on me demande d'où je viens. J'ai dix réponses en même temps et je ne sais pas laquelle choisir. Je ne sais pas s'il faut dire où j'habite, où j'ai habité, où j'ai grandi, où ont grandi mes parents. Je ne sais pas si on attend de moi un quartier ou un département, un continent, une ville, une région. J'ai envie de dire à la fois la ruelle, les montagnes, les champs, la rue d'Elise, la place aux arbres, la charmille venteuse, la fou, la rue aux luxes et volets jaunes, la place aux pierres apparentes et cette rue d'or. Souvent, je réponds "Mes parents habitent dans le département * " pour trancher. Mais je me sens pousser des racines comme d'autres des ailes. Même parfois où je n'habite pas. Cette impression, celle de rentrer à la maison, qui m'arrive à la fois, chez moi, chez certains amis, dans des lieux familiers, une gare par exemple. Cette impression, toujours aussi forte, au demeurant.  

Les choses sont démultipliées sous le singulier. C'est ce que j'essaye d'expliquer à ceux qui décèlent mon manque d'aise. Rien n'est simple pour moi. Rien ne va de soi. Pas parce que je suis compliquée. Mais parce que tout est complexe, tout est multiple. Ramifié. Démembré. Parce que chaque conversation, chaque question ruisselle de possibles qui s'ouvrent là devant. Qu'il faut sans cesse, trancher, choisir et ne pas regretter. Que cette infime hésitation suffit à me décrédibiliser. 

Alors j'apprends à choisir. A dire "Ma rue". A savoir qui je ne veux pas embrasser. J'apprends le silence et le singulier. Et le possessif que quelque part j'aimerais savoir abandonner.

Devant moi l'autre soir, deux hommes marchent et se mettent à danser. Je veux dire, danser, pour de vrai. Ils n'ont pas entendu, derrière, mon pas léger. Deux hommes qui se mettent à danser, quand je rejoins ma rue, et que ça a un sens. Et même une unité.