mercredi 13 février 2013

"... qu'un hôte obscur sur la terre ténébreuse"

Quand on roule la nuit, sur les petites routes de campagne, et qu'il y a du brouillard, on se retrouve instant après instant comme au seuil d'une pièce très sombre dont les contours, les meubles, les murs, sont invisibles. On ne voit que le sol à ses pieds, et tout ce qui est familier, quotidien, su par coeur retrouve son étrangéité. C'est effrayant, on plisse le nez, les yeux, en vain. On ralentit un peu. Les soirs de peine, peut-être, on accélère, on fonce dans ce qui ressemble, instant après instant, à un puit, à une chute. C'est l’expérience d'Alice.

La nuit est tombée depuis longtemps. La plupart des volets ont été fermés, toute la journée. Pas d'autre lumière que celle de l'écran. Toute cavernée, repliée, en dehors du soleil et de la clarté  Ne pas voir, ne pas regarder en face le contour des choses. Troquer le désordre contre le chaos, contre le brouillard nocturne dans lequel il faut hésiter à avancer.

Perdre les contours, perdre le sens, la direction, et se fondre soi-même dans le gigantesque magma qui défait toute forme.

Ne plus toucher à rien, attendre, se fossiliser. La douleur organique, la question sans fond, sans foi. Un chat de Shrödinger virtuellement en vie et mort à la fois - qui d'autre que moi, dans le salon éteint le sait ou s'en soucie. Le refus de l'agir s'appendice à tous les coins de ce corps, comme entouré de coussins, préparant le moment de l'impact. Enrobée de mille choses agglomérées sous les pas pour résister aux multiples coups. Le poids contre les poings.

Ni mourir ni devenir, selon la formule de Goethe. Il faut alors hanter l'ombre qui s'étend dans les pièces abandonnées, sous les voiles d'Isis et d'épaves morcelées, sans ailleurs véritable.

La peur s'est lapiazée.

vendredi 1 février 2013

Sirènes

Autour des roues, au long des routes, encore, les arbres les pieds dans l'eau. Partout, partout, la neige s'est retirée, pour laisser les arbres sol-îlots, que sol-îlots-que. .Sourire : les terrains vagues quand il flotte, c'est la moindre des choses. L'eau remue, me remous  Mais comment rester dans le quotidien, comment garder les pieds sur terre quand les lacs improvisés, quand les mares de rue, prennent toute la place, appelant de leur voix ondine et terreuse ? (Terraquée.... Guillevic m'entends tu, encore? ) Ne le dites pas trop fort, mais je crois qu'il y a des sirènes dans les étangs éphémères de l'hiver.

Il y a des dizaines et des dizaines de copies que je n'ai pas envie de lire; elles me font peur. Peur parce que je sais que le temps à y consacrer n'est pas réductible, peur parce qu'à chaque erreur j'ai l'impression que c'est moi qui n'ai pas pas su. Alors que concrètement, non. Peur aussi parce que ce travail là m'ennuie et entame l'enthousiasme des autres choses chouettes comme les preps. Alors tout, tout est prétexte, paratexte, et la toile en premier lieu Tout est oubli, fuite fuite fuite. Pfuit, pfuit, pfuit. Et puis il y a des alarmes dans ma tête quand je vois les piles de copies. Ce sont d'autres genres de sirènes, les alarmes.

Parfois je me sens tellement plus forte, tellement plus pro, tellement plus solaire que l'année dernière. Et puis parfois non, devant cette classe qui me fait, il faut aussi le dire bien bas, à peine le murmurer, un peu peur. Devant un lui, une elle, devant le corps qui prend de la place, toujours plus, comme si la peau n'avait pas de limites. Et dans ce désert, rèche, des failles, des gouffres, quelques barbelés. Dans le film ce soir, un personnage dit, une fois, deux fois, "You accept the love you think you deserve" et je ne sais plus s'il faut sourire de cette phrase d'ado qui ne sent pas sous sa langue toute l'usure des mots ou s'il faut pleuvoir, pleuvoir autant que dehors, quand je rentre sans capuche et sans manteau. Si j'avais eu un masque, dans le noir, il se serait fendillé. Dans l'impression de progrès, il y a des sirènes, cachées, pour nous faire décoller, plonger. Pour oublier que le haut et le bas n'ont jamais existé.

Je trimballe les carnets, je les oublie, je les relis. Je tapote, je gratte, j'égratigne, je grignote. J'entends des choses qui provoquent l'élan, le grand animal me renvoie à ce qui en moi, est amoureux, ce qui en moi est écrivain. Même si les deux n'ont aucun lien. Juste, juste un tout petit peu, un succédané, une illusion, une peau de matin, d'amoureuse ou d'écrivain. J'entends ces choses, et puis je les écoute. Elles m'aident à être déraisonnable. A repousser la culpabilité. Quand le travail me cherche au coeur de la vie sauvage, j'imagine qu'il se consume, je fais des feux de pensées pour me chauffer le ventre. Après avoir contemplé le vide, je réajuste le maillot de bain, ce corps exposé sur lequel je tire encore, et je plonge. Vers cette chose unique qui advient dans l'eau, fusion avec le monde et sensation intime de soi, de son corps, de cette unité qui ne se laisse pas dissoudre. "Je suis pas en sucre". Je me laisse prendre dans le temps déformé des pages blanches et des notes de l'accordéon. Je n'ai pas pensé à acheter un métronome. Il y a dans les lettres qui se coagulent, qui se tiennent par le bras ou se poussent du coude, des sirènes, très jeunes, très vieilles, qui m’appellent intenssablement. Pourtant, peut-être sont-ce les seules qui ne me perdrons pas en route. Les seules à m'indiquer un chemin que je peux emprunter sans semer des bouts de moi pour m'y retrouver.