jeudi 26 septembre 2013

Chère chère Marue

Je vous écris de ma rue.

Ma rue... Je comptais cet été, sur mes doigts... Marue... Ma-rue a changé sept fois en dix ans. J'ai toujours eu cette sensation forte pourtant d'arriver dans ma-rue. Et ces huit rues sont toutes ma-rue à la fois. Que j'y revienne ou pas. Et ces huit rues ont toutes un nom, un surnom, prononcé à voix haute, ou pas. 

Pour la première fois depuis que j'ai quitté la maison familiale, à dix-sept ans, avec une trouille bleue, une envie folle, un cafard monstre, une curiosité infinie, une joie vive et toutes ces choses qui prennent de la place, mais qu'on trimballe avec soi de lieu en lieu, je me dis que peut-être je vais apprendre à battre mon record d'habitation, deux ans. Même si ça me parait toujours étrange cette idée de s'installer un peu. D'avoir peut-être des proches qui le sont aussi géographiquement. Cette envie apeurée, c'est le boulot, c'est le bordel des déménagements, c'est l'appartement biscornu et lumineux. C'est celle de vivre à toutes les échelles, du local à l'international, c'est le constat qu'il me faut du temps parce que je suis plus habile fileuse que tisseuse. C'est savoir de l'autre côté des chemins de fer la maison de Marie-A au jardin anglais et ses enfants incroyables, c'est savoir quand il y a des soirées jeux, s'inscrire aux cours de Charleston, avoir des numéros pour des ateliers d'écriture. Et puis forcément, c'est cette nouvelle figure de Ma-Rue.

Alors voilà, dans ma rue, il y a de grandes dalles sur lesquelles les voitures ne roulent pas mais sur laquelle des pietons marchent nuit et jours. Il y a des marchés avec ce bruit caractéristique des gens qui prennent le temps, qui attendent, qui discutent. Il y a un théâtre, et ce n'est pas rien. Dans ma rue, il y a ce salon de thé dans lequel j'ai bossé, écrit et parlé, dans lequel j'ai commencé les Squelettes, bien avant d'y habiter, dans lequel il y a toujours trois sabliers et un biscuit aux pralines. Dans ma rue, il y a des passants, des habitués, des piliers de comptoir, des étudiants, des punks à chien, des fêtards, des joueurs, des traînards. Il y a souvent de la musique qui passe par les fenêtres ouvertes. Et quand il ne pleut pas, il y a cette odeur terrible de gaufre liégeoise qui me fait toujours penser à la gare de Gent. Il y a des douceurs à intervalles réguliers. Dans ma rue, il y a la crèmerie d'à-côté tenue par une ancienne fermière, il y a la chocolaterie d'en bas où je me fournis en tablettes intenses, la boulangerie d'en face et son pain parfait pour accompagner les produits des deux autres échoppes. Il y a des lycéens à la pause déjeuner. Il y a un peu de tout. On y trouve des chaussures rouges, des jeux de société, des nouilles sautées, un genre de vroca cokolada, des bouquins de propagande religieuses, des marches pour s'asseoir, des cafés pour parler, des bières, des figurines de princesses, des pendules à faire tourner. Dans ma rue, on peut rejoindre d'autres veines, d'autres artères, emprunter un passage parfois désert. On peut se sentir battre contre la pierre et résonner dans l'espace, en même temps. On peut longer la rivière, en songeant un instant qu'on descend vers le fleuve, et après vers la mer. 

Voilà c'est ça ma rue, j'allais dire qu'elle ressemble a toutes les rues, et ce n'est pas tout à fait vrai. Je l'aime bien, quand même, et quand j'y reviens, le soir, se côtoient encore l'émerveillement et la familiarité.

La rue d'or. La rue dort.
Impossible de vous le dire en entier.

Je suis toujours très embêtée quand on me demande d'où je viens. J'ai dix réponses en même temps et je ne sais pas laquelle choisir. Je ne sais pas s'il faut dire où j'habite, où j'ai habité, où j'ai grandi, où ont grandi mes parents. Je ne sais pas si on attend de moi un quartier ou un département, un continent, une ville, une région. J'ai envie de dire à la fois la ruelle, les montagnes, les champs, la rue d'Elise, la place aux arbres, la charmille venteuse, la fou, la rue aux luxes et volets jaunes, la place aux pierres apparentes et cette rue d'or. Souvent, je réponds "Mes parents habitent dans le département * " pour trancher. Mais je me sens pousser des racines comme d'autres des ailes. Même parfois où je n'habite pas. Cette impression, celle de rentrer à la maison, qui m'arrive à la fois, chez moi, chez certains amis, dans des lieux familiers, une gare par exemple. Cette impression, toujours aussi forte, au demeurant.  

Les choses sont démultipliées sous le singulier. C'est ce que j'essaye d'expliquer à ceux qui décèlent mon manque d'aise. Rien n'est simple pour moi. Rien ne va de soi. Pas parce que je suis compliquée. Mais parce que tout est complexe, tout est multiple. Ramifié. Démembré. Parce que chaque conversation, chaque question ruisselle de possibles qui s'ouvrent là devant. Qu'il faut sans cesse, trancher, choisir et ne pas regretter. Que cette infime hésitation suffit à me décrédibiliser. 

Alors j'apprends à choisir. A dire "Ma rue". A savoir qui je ne veux pas embrasser. J'apprends le silence et le singulier. Et le possessif que quelque part j'aimerais savoir abandonner.

Devant moi l'autre soir, deux hommes marchent et se mettent à danser. Je veux dire, danser, pour de vrai. Ils n'ont pas entendu, derrière, mon pas léger. Deux hommes qui se mettent à danser, quand je rejoins ma rue, et que ça a un sens. Et même une unité.

2 commentaires:

Tagada a dit…

Hi hi, sais-tu que 'maru' en japonais signifie rond. C'est un petit signe que l'on rajoute sur certain kana pour leur faire changer de son.

Maru correspond aussi au point。 Mais la ponctuation japonaise est tellement enfantine, à la limite des petits coeurs sur les i.

Et pour le Charleston, hip hip hip ... !

Bisouxxx

Félixe Blizar a dit…

Merci pour ce commentaire, chère chère Tagada... En te lisant, je me dis que la rue c'est une ponctuation du quotidien aussi, ou un inflexion, alors, ça a tellement de sens...
Et pour le Charleston, ne crions pas victoire, pour le moment, nous ne sommes pas assez nombreux... Mais j'ai d'autres idées sous le coude au cas où...