dimanche 17 novembre 2013

A l'atelier #1 Ce que je sais de Jeanne

Je vous propose ce soir un nouveau tiroir. Vous êtes ici dans ma petite marmite, dans une cuisine, sur un établi. Je tords des trucs, je les esquintes, je les déboulonne et j'essaye de voir ce que ça donne. C'est intéressant, même si le fait que je ne sache jamais si ce sont des bots ou des humains qui passent, si je fais chialer les robots ou si j'emmerde les vivants, est un peu étrange. Même si ça fait froid, des fois, de n'entendre que le vent quand je souffle mes bidules acoustiques. De temps en temps, je sors de la cave, et je vais écrire avec d'autres gens. On part d'un même point, une consigne, une proposition, un exemple, une idée, et puis chacun, en temps imparti, construit un chemin avec les trucs qui lui passent sous les doigts. On arrive souvent à mille lieues les uns des autres. Même s'il y a toujours des échos. Alors, on se raconte nos chemins, on se lit les textes, on se fait coucou, on écoute les échos et la distance. On se retrouve à nouveau à un point de départ ensemble, et c'est reparti. C'est ce qu'on appelle un atelier d'écriture. Il y a des dizaines de manières de proposer un atelier d'écriture, je vous en épargne l'énumération. Mais à chaque fois que je sors d'un atelier, je me sens à la croisée de tous les chemins de bric et de broc qui se sont constitués. J'entrevois des possibles, je sens bouillonner les flots de mots et de silence. Chaque fois, j'admire le ton grinçant que je suis incapable d'adopter, je frissonne des voix, je suis émue des mots que chacun a dans sa bouche pour faire vivre des histoires, des personnages, des atmosphères. Chaque fois, j'appréhende un peu de ne plus savoir faire, de n'avoir rien à apporter. Et chaque fois je m'étonne de découvrir des trucs que je ne savais pas avoir. 
Tout ça pour dire qu'écrivant ou non, si vous avez l'occasion, un jour, jetez-vous dans l'épopée d'un atelier. 
En attendant, je vous laisse avec les "biographèmes" (= faire un portrait par petites touches d'habitudes, de traits physiques / de caractères, de manies, de gestuelles plutôt qu'une description factuelle et chronologique) écrits cet après-midi. 
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Tout le monde pense que Jeanne a une vie bien rangée. 
Pendant longtemps je n'ai su de Jeanne que son absence. Son empreinte invisible dans l'établissement scolaire sans histoire de la campagne anglaise. On ne la voyait jamais en salle des professeurs, ni vers la photocopieuse, ni le long de la grande table d'acajou réservée aux enseignants et aux administratifs. Elle restait en B28. On ne la croisait jamas aux sorties de l'amicale ou aux pots de départ. Toujours en B28 ?D'ailleurs pendant longtemps, je n'ai su de Jeanne que le nom de famille. Les élèves, les professeurs, pour tout le monde, elle était Mademoiselle Lorme. Même son corps était fugace, sa silhouette, fuyante. Quand on l'apercevait au détour d'un couloir, très tôt le matin, on se demandait toujours si on n'avait pas rêvé. Si ce n'était pas le sommeil ou la brume qui avaient esquissé son pas délié. Jeanne ne s'appelait donc pas Jeanne. Il n'y avait que Mademoiselle Lorme et ses longues jupes grises sur le pas délié. Même quand elle passait, une fois ou deux dans l'année prendre une tasse de café entre ses longues mains de papier, elle n'était pas vraiment là. Elle vivait en creux. 
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Tout le monde pense que Jeanne a toujours eu une vie bien rangée. 
Elle me le dirait plus tard, petite, elle se cachait entre les rideaux, s'asseyait sur les rebords des fenêtres avec des livres trop grands pour elle. Elle s'allongeait dans la boue, se recouvrait d'herbe ou terre. tout ce qui lui permettait de disparaitre était une aubaine. 
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Tout le monde pense que Jeanne a un appartement monotone et bien rangé. 
Chez Jeanne, il y a beaucoup de couleurs. Il y a un coussin tissé ramené des Andes. La couverture allongée sur le canapé a vécu une autre vie à Brazzaville. Sur l'étagère se bousculent du thé noir de Ceylan, du safran de Turquie, du Garam indien, des infusions népalaises,  des thés verts ramenés du Japon . Dans une panière, la cuiller à miel en bois tourné par J. l'hiver où il a fait si froid et un petit ustensile qui sert à décorer les lipiochkas. Celui-là, elle l'a négocié sur un étal à l'entrée du bazar d'Och, le plus grand bazar d'Asie Centrale. Au dessus de l'armoire, une lourde bassine de cuivre dans laquelle sa grand-mère jurassienne faisait déjà ses confitures de framboise, avec une pointe de myrtille parfois, vous savez, pour le piquant. Les objets de Jeanne sont peu nombreux, mais ils ont tous une histoire. Ils ont voyagé depuis le village d'à côté ou l'autre bout du monde. Et ces voyages depuis le village d'à-côté ou depuis l'autre bout du monde ont tous compté avec la même force, se sont tous inscrits dans le petit appartement comme des cicatrices. Et puis, sur les rayons, des centaines de livres, eux aussi comme des cicatrices. 
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Tout le monde pense que Jeanne a une vie monotone à pleurer. 
Quand elle va travailler, elle ne manque pas de saluer l'arbre, celui qui ressemble à l'idée de l'arbre. Elle lui décoche toujours ses premiers sourires du jours. 
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Tout le monde pense que Jeanne doit se faire bordeliser. 
Devant les élèves, Jeanne parle très peu. Juste de quoi assaisonner les réflexions, infléchir les conversations, pousser chacun vers une autre réalisation de soi. Elle écoute et regarde les élèves s'emparer d'un texte écrit dans une langue qui leur est étrangère. Et fouiller, soulever, soupeser. Faire des hypothèses, hypothéquer les difficultés. Elle est l'air dans le processus de combustion. Combien sont ceux qui se souviendront de cette enseignante effacée ? Mais dans son cours, n'empêche, c'est jamais le chahut. 
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Tout le monde pense que Jeanne a eu une vie sans aspérités. 
Le sein droit de Jeanne est barré d'une immense cicatrice. C'est une histoire d'amour qui s'est fiché là, de l'autre côté du coeur. Pour le savoir, il faut avoir apprivoisé pendant des années sa silhouette qui faisait tout pour disparaitre. Il faut avoir insisté dans l'écoute et avoir attendu très longtemps. Si longtemps que Jeanne songe peu à peu à déshabiller ses pensées. A faire résonner sa voix claire. Ose laisser vaquer à sa fantaisie l'humour acide qui aiguille son regard. Si longtemps que le corset vacille et laisse déborder la vie tumultueuse, les passions, les violences, le cri de fin d'errance. Si longtemps qu'une mèche de cheveux finisse par s'échapper de son chignon sévère alors que son visage bascule sous un rire étonné. Si longtemps que voilà enfin sa peau marbrée et marquée. 
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Tout le monde pense que Jeanne a une vie bien rangée. 
Qu'elle passe ses soirées en robe de nuit, seule, avec un chat, et un livre. Mais la vérité, c'est que Jeanne passe plus de temps dans la salle B28 que dans son deux pièces cuisine. Elle y bricole ses cours, ses copies, ses activités. Mais aussi des chansons, des esquisses, des poèmes de voyage, des cartes du tendre et des prières aux orages. 
Et quand Jeanne sort du lycée, un soir sur deux, c'est moi qu'elle rejoint dans la lande embrumée. C'est moi, dont elle apprend les cicatrices. Moi qu'elle bouleverse, moi qu'elle picore. Moi à qui elle confie son corps. C'est moi qu'elle embrasse en dernier. 

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