samedi 30 mai 2015

MayDay 1 : La Relaxe au bénéfice du doute

May... May the day be 
Stronger
Brighter

Enfin, fin mai. 

L'année scolaire commence sérieusement à s'amenuiser. Il ne reste que quelques cours. Qu'un tas de copies. Le dernier de cette année.
Ca sent la fin, tout est "un peu"différent. Les élèves ont les yeux un peu plus clairs, accrochés aux fenêtres. Ils ont une décontraction un peu plus marquée, et un peu moins envie de travailler. Tout faire pour qu'ils ne voient pas combien moi aussi, j'aimerais être en terrasse, avec un bouquin ou des amis. Combien c'est inscrit dans le corps, la conscience que ce sera bientôt relâche. 

Les fins d'années scolaires sont un peu comme les jours à mai-saison, qui hésitent sur la corde à linge, entre débardeur et pull en laine, entre les averses et les soleils qui jouent à l'été. Il y a les rames, à sortir, pour avancer encore un peu. Les rames pour essayer d'amener tout ce petit monde à bon port. Les rames pour conserver du calme, pour remonter le cours des motivations. Un petit coup de soleil, on resterait bien assis là, au milieu de la journée, en oubliant qu'il faut aller vers le bac. Nous avons tous envie de nous dé-tendre. de nous dé-prendre. 

Et justement, ces derniers temps, je sens que les choses se dé-tendent. Se dé-mêlent. Se dé-rident. 

Ca a commencé avec les Incendies. Ceux que Mouawad a écrit. Je les ai plantés dans les mains de mes élèves de 1ère. Je n'ai rien fait d'autre que de choisir. J'ai envoyé se faire voir Marivaux, Molière, Beaumarchais et Musset. Avec une pointe de peur. Celle qui avance quand on s'apprête à partager un livre qui a été un vrai choc et qu'on réalise que peut-être, l'autre passera à travers sans avoir le souffle coupé. 

J'ai donc demandé à 68 adolescents d'amener ce livre. Ils ne l'ont pas tous faits. Et puis, on a commencé à le lire ensemble.Ils n'étaient pas franchement convaincus. Soudain une semaine plus tard, l'avalanche de moments de grâce. 
Madame, j'ai avancé le livre,  c'est cent fois mieux que Victor Hugo. Madame, est-ce que je peux continuer à lire après la page que vous avez dit ? Franchement, Madame, je me suis dit le théâtre tout ça, ça va être pénible, mais en fait non, j'ai tout lu. Madame c'est choquant, quand même, mais c'est bien. Madame, vous savez, j'ai bien aimé (ah oui ?) Oui, du coup, je l'ai lu en entier - Combien il coûte son autre livre dont vous nous avez lu un extrait ? (Je peux le prêter) C'est vrai ? Je peux vous l'emprunter ? 
Des interventions en cours, des mots glissés en sortant à la pause, des confidences de fin d'heure. Des pétillements et des fiertés. Des élèves studieux, des petits-lecteurs, des timides et des décomplexés.
J'ai essayé de ne pas avoir l'air surpris, d'être cette prof qui trouve évident que le livre proposé va plaire. Je n'ai pas vraiment réussi. 
Un peu plus tard. On fait une analyse de texte en partant de leurs remarques à l'oral. Et très vite, l'essentiel est dit. La majeure partie des élèves a participé. Je les félicite. 
Ouai, vous avez vu, on l'a vraiment compris ce texte !.

La fierté. 
La leur. Un peu la mienne sans pourtant que j'y sois pour grand chose. 

Dans le même temps, un poète est venu au lycée. J'ai eu du mal à motiver les élèves. beaucoup ne sont pas venus. Pourtant, après leur avoir lu quelques poèmes, il y a des réactions sincèrement étonnées. 
Mais en fait, des fois, la poésie c'est compréhensible. Il rend vraiment bien la montée de la violence, ça a un rythme et tout. ca pourrait presque être un rap. Ou un rock. C'est trop bien dit. 

Et puis, pour finir l'année, je leur demande de lire L'Adversaire de Carrère. Je le présente en disant deux mots de l'affaire Romand et en lisant le début. Un nouveau petit choc. J'en entends un qui chuchote.
Vas-y, je l'achète ce soir ! J'ai envie de savoir !
On a commencé l'analyse de cette oeuvre là. Ce n'est pas évident. Beaucoup sont apathiques. Ou ailleurs. Dans leur jardin. Avec leur copine. Ou dans leur futur établissement après réorientation. Certains sont déjà partis. 

Pourtant, une question survient parfois. Pas une de ces questions qui visent à détourner le cours de son lit; Non. Une vraie interrogation. Posée pendant l'analyse, ou à la fin du cours. 
Madame, je n'ai pas compris le mot qu'il a laissé dans sa voiture. Et le titre, l'adversaire, c'est qui en fait ? Je crois que c'est lui-même mais je suis pas sur..

Bon. Laissons les bulles éclater, en silence, dans un sourire un peu trop large et revenons au quotidien, à la rame plus qu'à la voile. 

J'ai donc passé l'année à mettre des bouquins dans les mains des élèves. Ces 68 là et d'autres. Ne nous leurrons pas, ils y en a plusieurs qui ne les ont pas lus. Pas en entier. Pas du tout. Ne nous mentons pas, beaucoup se sont ennuyés pendant la majeure partie des heures de cours. Parce que c'est fastidieux, de s'astreindre à décortiquer les choses. De se poser mille questions sur le langage, le monde, ses représentations. Parce que les épreuves du bac n'ont pas beaucoup d'autre sens que celles d'épreuves d'examens. Parce que, franchement, l'épreuve de l'EAF pour les séries tech est souvent à côté de la plaque, absurde. Qu'on y massacre joyeusement la littérature. Et que finalement, sous couvert d'exigence, on en est réduit à ne plus savoir qu'exiger. 

Pourtant, au milieu de l'absurde, de l'ennui, de la flemme, de la difficulté, des salles étouffantes, il y a eu des moments, je crois, où la littérature a eu du sens. Vraiment. Où quelque chose est passé. Où quelque chose s'est passé. Pas forcément ces choses grandioses qui changent la vie et le monde qu'on voit dans les films-de-profs-extraordinaires qui me filent des complexes. Non. 
Des étincelles. 
Des dialogues sur les mots et le monde. Sur ce qu'on dit quand on parle de "fille facile" (j'ai eu envie de les envoyer lire ce post mais je n'ai pas pu, par contre vous pouvez y aller). Sur la manière dont Cyrano courtise Roxane pour Christian. Sur ce que ça peut vouloir dire, poétique. Sur la famille. Sur la folie. Sur le droit de s'inventer un futur sans se laisser happer pas les passés merdiques. Sur les raisons pour lesquelles on écrit. 

Hier, on a fait un corrigé de commentaire. Essentiellement à l'oral, en collectif. Vendredi, 17h-18h, français. Ca pourrait être l'enfer. Je les laisse plaisanter et on revient au texte. Toujours. Toujours on revient au texte. Et à la fin, même si c'était loin d'être parfait, je crois que le texte comme la méthode sont un peu plus clairs. Cet élève qui a longtemps lutté avec une phobie scolaire s'arrête à mon bureau en partant. 

Vous savez, j'ai vraiment compris le texte. C'était une atmosphère cool, et tout, mais j'ai bien mieux compris que si on avait fait les choses autrement. 


En partant, à pieds, sous le soleil de fin de journée, j'ai laissé infuser. J'ai pensé à ma première classe de 1ère techno, au désastre, à la douleur, à la solitude de cette année là. Je me suis marrée toute seule, le casque vissé sur les oreilles, avec l'envie de sautill-danser. 

Madame vous en écrivez, vous, de la poésie ? 

Sourire

Relaxe. 
Comme si on m'avait enfin relaxée à la fin d'un très long procès pour incompétence qui a duré le temps de mes premières années d'enseignement. Comme une respiration, dans le réconfort de savoir qu'on a fait son boulot. Pas parfaitement, pas merveilleusement. Juste qu'on a fait son boulot.