dimanche 27 octobre 2013

Tessons et cailloux #12 : Les fils lancés

Sur les carnets feuillus de l'automne, il y a toujours des moissons de cailloux et de tessons.

Les tessons, le long des routes, ou sur les murs, pour venir se ficher dans les pieds, dans les doigts qui essayent d'escalader les mondes cachés. Il y a des classes qui traînassent et ricanent, il y a le doute toujours, "est-ce que je fais bien, est-ce que je fais mieux", il y a les copies qui s'empilent et terrorisent. Il y a ces satanés miroirs qui brament au coin des jours, et la culpabilité, cette vieille copine, qui ramène parfois son museau et qui a du mal à se faire oublier. Il y a les craintes ancestrales fossilisées le long de la colonne qui dictent les stratégies de fuite, d'évitement, d'hivernage.


Mais, si je le dis à voix basse, et bien précautionneusement, les cailloux sont bien plus nombreux ces derniers temps. Ils semblent pousser comme des champignons, comme des trompettes de la mort outrageusement parfumées malgré leurs dehors morbide. Il y a de la vie suspendue dans l'attente, et pourtant, des choses rondes et chaleureuses qui roussissent dans les jours horizontaux d'octobre. De quoi se construire des abris de galets, de quoi poser quelque chose sur les plaies. De quoi se salamandrer au soleil. Celui qui me surprend dans les classes vampires qui refusent d'être éblouies. Celui des moments de grâce, en parlant d'Antigone, en parlant de Hip Hop, en parlant d'orientation, en organisant un concours d'atmosphère fantastique.


Dans un premier brouillon, je vous parlais d'un week-end avec Bou, d'un appel vidéo avec Verte. Mais je bavardais des heures pour essayer de raconter combien avec chacune nous avons vécu, des fous-rires aux jours pires. Et combien pourtant j'ai la sensation que c'est juste le début. Bon, voilà, Bou et Verte sont très très différentes. Et ce sont mes amies. Et là dedans, tout est dit.

Les amis, je les compte sur mes doigts. Les vrais, ceux qui habitent loin mais qui sont les plus proches, ceux qui savent que je suis incapable d'écrire régulièrement. Ne m'en tiennent pas rigueur. Sont parfois comme moi. Ceux avec lesquels, même après des mois sans nouvelles, on peut parler de l'essentiel. Ceux qui comprennent qu'il est vain de poser une question du genre "Que s'est-il passé ces six derniers mois ?". Ceux avec qui les silences sont lumineux. Parmi eux, il y a ceux que je retrouve dans moins d'une semaine. Parmi eux, il y a celle qui rentre temporairement en France et dont la voix, ohlala, la voix me manque. Parmi eux il y a celle qui a envoyé un mail incroyable. Cet élan amical porte et me rend étrangement légère.

Des futilités me réjouissent, de la coupe de cheveux au bleu sur les ongles. D'un regard échangé à un prénom prononcé. D'une bière avalée à l'autoroute traversée. Des blinis cuisinés au safran qu'ils m'ont ramené.


Au retour dans la ruelle, je crains l'atmosphère du temps grimaçant qui suspend son vol quand on sait que pour l'autre, là-bas, il avance à grand pas, et hâte le travail des Parques. La crainte du vide après la fin d'une tapisserie. Mais tant bien que mal, on joue, on Dixit, on Indix. On se marre comme on peut en tant de peur. On chante n'importe quoi. On se nourrit de jeux de mots douteux. Comme dans les montagnes, il y a du monde qui va et vient. Je n'ai pas appris à vivre autrement. Qu'avec des jeux, des chansons, des repas en commun, du monde qui va et qui vient, des discussions sans fin.

Avec S. nous prenons le train pour le travail. On apprend à se connaître petit à petit. Je ne lui dit pas qu'elle a le nom de ma plus ancienne amie, celle à qui je n'ai pas parlé depuis un an, que je ne sais pas comment appeler, à qui j'ai écrit, enfin, la semaine dernière.

D'ailleurs, ces derniers temps, beaucoup de messages importants, par voie ondine ou postale, aerienne ou vocale. J'ai laissé partir des déclarations, des remerciements, des aveux, des adieux.


Et dans ces envois et ces audaces, mon coming-out.
Celui de presque poète.

Le premier manuscrit est terminé, il est parti un matin d'automne, en me laissant un grand bazar dans le ventre et une crainte bien imprégnée. La mer et la montagne, ensemble, ont roulé leurs pierres et croisé leur fer. Maintenant, j'apprends à l'oublier avec que la réalité ne revienne (en pleine tête ?).
Mais ramasser des cailloux, c'est aussi apprendre à les jeter du haut des falaises, à se jeter dans les vagues, sans savoir ce qui va arriver. Apprendre à s'abandonner. Mon prof de philo de Lettres Sup en faisait une définition de l'amour. (Un mot que je n'utilise presque jamais. J'ai grillé mon quota ado.)

Se lancer. Enfin.



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