La semaine est passée comme sous un tunnel, avec des morceaux de lumière fugace sur le visage obscurci. Les débordements de l'esprit, du corps qui tire pour glisser les breloques le long des jours. Et puis le vendredi, l'oasis promise se contoure : une formation sur la présentations de livres, qui semble être un mirage après cette semaine lancée à vive allure. En sortant, j'erre dans les rues, surprise par tout cet espace qui m'est soudain offert. Deux dictionnaires de symboles dans le sac je vais me réfugier au 44, dans le clafouti et la chantilly maison. Voilà de quoi peupler la vacance, des lectures et de la chantilly maison.
Eux deux aussi sont arrivés, et après les embrassades, on s'entasse dans la voiture noire. Rouler simplement dans les montagnes, entre les arbres. Les combes sont là, proches, offertes comme si c'était évident, tant de beauté d'un coup. On ne dérange pas, on ne fait que passer. On s'asticote sur des trucs bêtes, comme toujours, mais on ne cherche pas trop loin. Laisser l'orage au dehors, il viendra bien assez tôt. Devant la table les rires s'entraînent, et le temps passe comme s'il était pressé. On se retourne, vers la maison, vers les paysages sur lesquels on recule parce que ces gourmandises sont les seules dont nous avons encore faim. On prend le chemin de la fromagerie, pas celle où le bleu est aigre, non l'autre, celle où le fromage a du goût. Ravitailler nos palais citadins, prévoir la fondue du lendemain. Le cimetière un peu plus loin, où se disent simplement quelques mots sur la mort. Où les rires ne sont pas bannis. Les fleurs en plastique en haut le coeur, et quelques mots bien sentis sur les bouquets d’âneries. "Jamais de plaque, mémé, on te promet".
La voiture noire repart, et nous voilà toutes les deux, avec encore le goût de menthe et de réglisse dans la bouche. Et les choses se tricotent, paisibles, comme elles se tricoteront tout le week-end. Avec des discussions, quelques silences, l'odeur de la cuisine qu'on fait à quatre mains. Parfois, quelqu'un cogne au carreau, derrière il y a des amis pas vus depuis longtemps ou de la famille. On s'assoit devant le café dilué ou un verre de sirop d'orgeat et des biscuits. On parle du temps, des champignons, de ceux qui sont à l’hôpital. On fait la liste des morts de la semaine. On fait des blagues, pas toujours de bon goût, mais il faut bien ça, pour que le reste soit acceptable. Le dimanche on mange beaucoup trop de fondue, et on dit toujours autant de bêtises. Avec ma tante Si on parle de bouquins à lire et de spectacles à voir.
Alors oui, il y a les petites remarques sur le mariage, il y a les yeux qui se ferment après le déjeuner quand la conversation s'éternise et les grosses fleurs roses sur la nouvelle tapisserie. Il y a toutes les petites taches sur les peaux, les sourires, les sols et les moments, ces fissures de quand on a vécu. Il y a nos petits défauts, ceux évoqués sur le site d'analyse des prénoms hallucinant et puis les autres cultivés en secret. Oui, c'est imparfait, si justement imparfait que je ne demande rien d'autre.
Je ne saurais vous dire ce que je ressens dans cet endroit.
Ici, je me sens suspendue. Il y a l'évidence, l'odeur de l'escalier, celle du bois qui réchauffe, le vent qui souffle la nuit entre les arbres, la vue incroyable en ouvrant les volets. Il y a les audaces de ma grand-mère, et ses yeux profonds. Ses cheveux encore sombres, sous les quelques brins de laine blanche, sont doux. Je sais que la douceur est menacée. Que dans les mois qui viennent, pas si loin d'ici, il y aura pertes et tracas. Que ces simplicités sont vouées à se fendre sous le vent.
Dehors ça souffle.
Mais pour le moment, la maison n'est pas de paille, le feu frétille et ma grand-mère continue à l'alimenter. On coupe les virages, on rit. On s'enfonce dans les bois, on s'enfance encore un peu tout en sachant que le loup reviendra.
Qu'il soufflera plus fort.
Et qu'on fera avec.
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