samedi 30 novembre 2013

Voix de femmes #1

{Ce soir, j'écluse des vieux brouillons, le post d'avant commencé il y a quelques jours et celui-ci quelques mois]

"Je marche - nue - les pieds - nus - les jambes - nues - sur la lagune"

Deux notes répétées au piano, qui m'épiquent tout de suite, et lorsque les cordes arrivent, tout bifurque, tissant autour de cet élan initial un peu angoissant. Très vite, une voix simple, presque distante, pour évoquer cette sensation d'absolue nudité, de vulnérabilité aussi. Et ce constat qu'au delà des grands discours, une violence, un vol, nous ramène à un essentiel. L'amour, l'argent, le vent. A l'image des notes du début, léger malaise des vérités sobres et bien peintes qu'on n'aime pas entendre. Il est assez intrigant que ce soit justement cet album là qui ait tourné dans la voiture au moment de l'accident. L'amour l'argent le vent ? Enfin, je crois.  

"... ça laisse des traces indélébiles..."

Barbara Carlotti a cette voix suave, un peu (dé)voilée, et ces notes lancinantes taillées pour les heures de route, de nuit comme de jour. Quelque chose d'organique mêlé avec un peu de divin. Oui, les voix aériennes - somme toute un "aaaaah" assez ordinaire - du début de "Ouais ouais ouais ouais", posées sur ce rythme terrien, carné, m'émeuvent terriblement. Ne pas avoir à choisir entre le rythme évident du corps accroché au sol, et l'aspiration à quelque chose de diaphane, de soyeux, de délié. Piano, percu, voix, chœur. Quoi d'autre pour la nuit ? 

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"J'ai fait des pieds des mains pour te plaire..."

Plus tard, à cause de France Inter, le roi des forêts m'a hypnotisé pendant quelques jours. Le démarrage électrique, in medias res, de la chanson comme de l'album a tourné des heures, son titre s'est gravé sur un tronc quelque part, loin, et puis je suis partie sur un coup de tête l'acheter pour le dévorer entre les arbres de mes trajets quotidiens. Dans ce court laps de temps à chanter avant de rejoindre la salle de classe terrifiante de l'année dernière, ce chant comme un chant de travailleur ou de révolutionnaire, se donner du courage, affirmer un refus qui dans le silence parait peu convaincant. Et qu'importe que les histoires diffèrent, "débarrasse-moi" ! 

" Mes paupières s'accrochent aux branches - dans la nuit suis-je à la hauteur ? [..] En clair obscur je broie du noir sur les ruines du soleil..."

Et puis, le goût particulier de certains mots qui sonnent juste, comme ce Clair Obscur dont vous comprendrez peut-être la portée. Le goût aussi de la résidence à la villa Médicis, de la croisée des mondes. Du "salon des refusées" aux palais de la "renaissance". 


"Y'a que les corbeaux qui se rappellent... y'a qu'les corbeaux..."

A l'époque où j'ai acheté L'amour l'argent le vent, j'ai aussi fini par acheter l'album de L que j'écoutais en loucedé depuis des mois sur youtube. Cet album, plus franchement nocturne, accompagne comme un gant de velours les grandes émotions du soir, les tristesses et les désirs, les élégances et les élans. Les textes sont parfois à mille lieux de mes mondes, mais tous sont travaillés à la lame. Impossible de finir les vers à l'avance, et c'est bon signe en général. Quelque chose par contre, pardonnez ce jeu de mot facile, donne envie de finir des verres, les cils humides, luisants comme les trottoirs des nuits de pluie. Et puis, les corbeaux, ceux qui viennent souvent me saluer au bord des routes, ceux qui hantent mes yeux de lectrice et mes doigts d'écrivante depuis longtemps. Comment résister à un album qui commence par cet aveu "Mes lèvres sont mortes d'ivresse embrasées dans un tourbillon..."

"Puis tes yeux surtout, leur drôle de lueur, ma petite, ma douceur je me souviens de tout"

En écoutant "Petite", je souris en pensant aux questions cette année dans les yeux des gens. Avec cette histoire de mariage pour tous-tes, avec les manifs, on sent que l'interrogation est plus présente. Certains demandent franchement, d'autres détournent un peu, "tu rentres avec une copine ?", "tu étais avec qui à la manifestation ?", d'autres prennent des précautions rhétoriques nouvelles et se demandent d'où je parle quand je parle de lutte contre l'homophobie. Parfois je réponds, parfois pas. Souvent pas. Souvent je laisse les questions se poser parce qu'au fond la réponse à cette question n'importe pas.Souvent je fais comme si je ne comprenais pas (toujours cette facilité, faire l'imbécile pour fuir tranquille), parce que tant qu'ils s'interrogent et pèsent tous les petits éléments qu'ils ont pu saisir de moi au vol, ils ne se posent pas d'autres questions. Oui, c'est de la prestidigitation. 

Et je souris intérieurement, en voyant les comptes qui se font dans leur tête "bague au pouce + chaussures rouges - robes de soirée - maquillage + gay pride - amoureux d'enfance/adolescence - décolletés + manifs pro mariage gay - admiration James Thiérrée + vie sentimentale peu étalée au grand jour - bague à l'annulaire + féminisme - boucles d'oeilles - chaussure à talons + ... = ? Comme si on pouvait se contenter de compter les points. Tous ces calculs de l'apothicairerie des rapports genrés et des stéréotypes sexués font quand même doucement gondoler mes sarcasmes muets. Oui, je souris, ce n'est pas du jeu. Je sais que je perds des prétendant(e)s potentiel(le)s à ne pas m'afficher d'une couleur à grand renfort d'effets sonores, mais si le désir s'arrête à cette toute petite interrogation, il ne m'intéresse pas. Le fait même au fond qu'on puisse s'attarder à cette interrogation là plutôt qu'aux milles autres plus essentielles me laisse sans voix. 

"Pin-up de Pigalle aux allures de Madone... contrebande de Chanel, perle, poudre, Coco, gangster, demoiselle"

Carpe Diem - novembre au jardin mort.

Voilà ce qu'on se dit toujours au détour d'une nuit de dîner, de discussion, de vins, et de musique. Il faut profiter de la vie. Lors de ce voyage, pas d'exception. La discussion s'est portée un soir tard sur cette volonté de "profiter de la vie". Fidèle à moi même, je me suis emparée de la discussion à des fins hautement égocentrées, et me voilà, à débiter tout haut des trucs que je me dis tout bas de manière chronique, comme d'autre ont le nez qui coule. Avec une légère sensation de malaise, sans savoir si cela émane de ceux qui m'écoutent douter à pleine voix, ou de moi, de la conscience qu'il faudrait arrêter de faire ça.

Cette histoire de "profiter de la vie", de cueillir le jour, les roses de la vie, et tout le toutim, on cite Ronsard, le Cercle des poètes disparus, on en a tous une image précise, mais il me semble aussi une représentation collective. Souvent : faire des expériences, voir le monde, voir du monde, rencontrer des tonnes de gens, faire des tas de choses, des plus futiles aux plus profondes, des tournées des pubs aux tours du monde, tomber amoureux, tomber de haut, s'enlacer, se quitter, goûter des bras, goûter quelques tracas, faire des conneries au passage, sauver une personne, en sauver cent, changer de vie et changer le monde, bouger sans cesse, apprendre trois millions de choses, du lingala au codage java. Créer des oeuvres d'art et des opportunités. Ne pas tomber dans la routine. "On dormira plus tard". 

Ils (ceux de l'erasmus et les autres aussi) sont extraordinaires, chacun à leur manière. Ils ont ce truc qui donne envie d'écarquiller les yeux en disant "c'est fou !". Ils ont du talent, certes dans leurs passions, emplois, relations, mais plus généralement, ils ont du talent pour la vie. Oh, oui, je sais une partie de leurs doutes, de leurs grandes incertitudes, de leur confiance vacillante. Il y a les gros coups durs. Ils connaissent l'ennui, la fatigue, l'impression de ne pas être à la hauteur. Mais bon sang, ils osent, ils prennent leurs corps pleins de bleus, et ils y vont. Ils acceptent, ils prennent, ils font. Ils font quelque chose de ce qu'ils sont avec leurs eraflures et leurs supensions, leurs points d'interrogation. Ils portent tout ça, ça fait des bouquets, des roues, des pas, des chansons. Et au delà de toute ma tendresse, qui n'a rien à voir avec quelques motifs explicables sur une note de blog dépressive, il y a une forme d'admiration. D'autant plus que je commence à connaître des choses au delà des façades et qu'ils ne m'en impressionnent que plus. 

Alors, quand ce soir là, dans une maison de brique, "profiter de la vie" vient sur le tapis, je suis trop émue pour savoir me taire. Car oui, il faut bien le dire, ma vie est à mille lieues de celles que je vous ai décrites plus hauts. Sans pleurnicher, ou me plaindre, c'est comme ça. J'ai essayé, parfois, mais ça tiraille, ça n'est pas moi. J'ai besoin trop souvent d'être en dehors du monde. De calme, de silence et de solitude. J'ai besoin de beaucoup d'immobilité aussi.  Il me faut une grotte, une voute. Et pourtant, cette envie de profiter de la vie me tenaille.

Pourtant, à côté des colliers de complexes, des guirlandes de doutes, de l'estime qui trébuche et finit par abdiquer ou de la confiance découpée en confettis, il y avait paradoxalement la sensation que quelque chose de plus grand que moi, plus beau que moi traversait mes torrents intérieurs. Comme s'il y avait sous la surface ennuyeuse des remous dont personne ne pouvait mesurer la passion, la violence, la diversité. Il y a toutes les choses inracontables, puissantes, que je cache derrière les plis de mes lèvres, derrière ceux de mon ventre. Toutes les choses que je ne dirai ni ici ni ailleurs parce qu'elles n'ont besoin d'aucun regard pour exister. Il y a aussi le petit supplément de présence que j'ajoute à mes gestes quand personne ne regarde pour en faire des pas de danse. Les petit supplément de souffle que j'ajoute à mes mots quand personne n'écoute, pour en faire un chant.  Il y a cette faim, cette envie, cette dévoration qui me faisait dire sans trop en douter, "oui, je profite de la vie".

Mais les questions prennent d’assaut même les forteresses intérieures de pierre, construites patiemment et consolidées avec soin. 

Est-ce qu'on peut vivre de l'intérieur, pleinement ? Est-ce qu'on peut partager en écrivant ? Est-ce qu'on peut n'être ni drôle, ni original, ni passionnant ? N'avoir rien à répondre aux "quoi de neuf" que des anecdotes sur l'alcoolisme collégien ?  Est-ce que c'est un manque de courage ? Est-ce que c'est un défaut de volonté ? Est-ce que le calme est nécessairement une inertie ? Est-ce qu'on peut profiter intensément d'une vie dont tout le monde ferait le contre exemple de "profiter de la vie" ? 

Il y a pourtant ces messages d'inconnus sur twitter, qui parlent des vies de Bataille et d'Artaud et du contraste entre la vie tranquille et sérieuse du dehors  et "la rage de la vie au dedans". Déjà, je respire un peu mieux. 

Et puis il y a Cela qui change dans la vie de certains. Il y a ma joie sincère à les écouter me raconter ce truc si exotique. A les voir dans leur rayonnement. A les sentir profondément exaltés et pourtant apaisés. Mais il y a parfois une lame inconsciente qui traine et qui vient me frapper quand je ne m'y attends pas. "Tu ne peux pas t'imaginer", ou bien "Tu verras". Et si je ne vois pas, et si je n'imagine jamais ? Est-ce que c'est si grave ? Est-ce que ça voudrait dire que j'aurais tout loupé? Est-ce que la vie peut avoir un sens et une valeur sans ça ? Si vous me croisez et me posez la question, je dirai haut et fort, que oui, que c'est un choix. Mais dans les fondations il y a un tremblement. J'essaye de retrouver ce truc un peu plus grand et un peu plus beau que je pensais avoir. Et puis ces trucs clichés, une foi, une confiance, un espoir. Pour le moment, je creuse, je trouve pas grand chose. Une superficialité redoutable. En dessous plus rien ne tient, ni la certitude d'avoir un peu raison, ni celle de pouvoir changer. Il n'y a que la peau sur les os, et ... pour combler les vides. 

On me répond/ra/rait qu'il y a l'écriture, qu'il y a l'enseignement, qu'il y a les gens qui m'aiment. Qu'il y a ... . 

Est-ce que ça fait une vie, tout ça ? 
Une vraie, qu'on peut tenir dans les mains, qui crame un peu les doigts, mais les accueille pourtant, une vraie, comme la tasse ronde de terre rouge, un peu rugueuse dans ses petits ratés. 
Est-ce que la contemplation c'est encore la vie ? 

mercredi 27 novembre 2013

La Rapporteuse #12 - Nocturne en cris majeurs

"Et toi, nuit, nuit pesante, nuit bruissante de cris étouffés et de luttes, nuit grouillante du bond de toutes les bêtes qui se pourchassent, qui se prennent, qui se tuent, attends encore un peu s'il te plait, ne passe pas trop vite... O bêtes inombrables autour de moi, travailleuses obscures de cette lande, innocentes, terribles, tueuses... C'est cela qu'ils appellent une nuit calme, les hommes, ce grouillement géant d'accouplements silencieux et de meurtres. Mais je vous sens, moi, je vous entends toutes ce soir pour la première fois, au fond des eaux et des herbes, dans les arbres, sous la terre...Un même sang bat dans nos veines... [...]je pousse avec vous le cri obscur."
Médée, Jean Anouilh

"Vous êtes ces deux femmes : l'une écrit, l'autre chante. Tu vois ces chaussures ? Nous les avons prises cette nuit au pied des cadavres "
Incendies, Wajdi Mouawad


"Ecoute 
Cette nuit

Ne confonds pas 
Le silence
Avec l'accord"
 *
"N'éteins pas tout à fait

Le noir
Serait trop fort"
Requis, Guillevic

"En ce matin nordique,
le soleil essuie ses vitres
de la poussière de la nuit
en écartant les nuages épais. 
Il lache ses cheveux
qui tombent avec douceur
sur les épaules de la ville noyées de brume
comme un chale de dentelle
tissé par les femmes de l'usine
et les grands-mères"
La robe froissée, Maram Al Masri


dimanche 17 novembre 2013

A l'atelier #1 Ce que je sais de Jeanne

Je vous propose ce soir un nouveau tiroir. Vous êtes ici dans ma petite marmite, dans une cuisine, sur un établi. Je tords des trucs, je les esquintes, je les déboulonne et j'essaye de voir ce que ça donne. C'est intéressant, même si le fait que je ne sache jamais si ce sont des bots ou des humains qui passent, si je fais chialer les robots ou si j'emmerde les vivants, est un peu étrange. Même si ça fait froid, des fois, de n'entendre que le vent quand je souffle mes bidules acoustiques. De temps en temps, je sors de la cave, et je vais écrire avec d'autres gens. On part d'un même point, une consigne, une proposition, un exemple, une idée, et puis chacun, en temps imparti, construit un chemin avec les trucs qui lui passent sous les doigts. On arrive souvent à mille lieues les uns des autres. Même s'il y a toujours des échos. Alors, on se raconte nos chemins, on se lit les textes, on se fait coucou, on écoute les échos et la distance. On se retrouve à nouveau à un point de départ ensemble, et c'est reparti. C'est ce qu'on appelle un atelier d'écriture. Il y a des dizaines de manières de proposer un atelier d'écriture, je vous en épargne l'énumération. Mais à chaque fois que je sors d'un atelier, je me sens à la croisée de tous les chemins de bric et de broc qui se sont constitués. J'entrevois des possibles, je sens bouillonner les flots de mots et de silence. Chaque fois, j'admire le ton grinçant que je suis incapable d'adopter, je frissonne des voix, je suis émue des mots que chacun a dans sa bouche pour faire vivre des histoires, des personnages, des atmosphères. Chaque fois, j'appréhende un peu de ne plus savoir faire, de n'avoir rien à apporter. Et chaque fois je m'étonne de découvrir des trucs que je ne savais pas avoir. 
Tout ça pour dire qu'écrivant ou non, si vous avez l'occasion, un jour, jetez-vous dans l'épopée d'un atelier. 
En attendant, je vous laisse avec les "biographèmes" (= faire un portrait par petites touches d'habitudes, de traits physiques / de caractères, de manies, de gestuelles plutôt qu'une description factuelle et chronologique) écrits cet après-midi. 
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Tout le monde pense que Jeanne a une vie bien rangée. 
Pendant longtemps je n'ai su de Jeanne que son absence. Son empreinte invisible dans l'établissement scolaire sans histoire de la campagne anglaise. On ne la voyait jamais en salle des professeurs, ni vers la photocopieuse, ni le long de la grande table d'acajou réservée aux enseignants et aux administratifs. Elle restait en B28. On ne la croisait jamas aux sorties de l'amicale ou aux pots de départ. Toujours en B28 ?D'ailleurs pendant longtemps, je n'ai su de Jeanne que le nom de famille. Les élèves, les professeurs, pour tout le monde, elle était Mademoiselle Lorme. Même son corps était fugace, sa silhouette, fuyante. Quand on l'apercevait au détour d'un couloir, très tôt le matin, on se demandait toujours si on n'avait pas rêvé. Si ce n'était pas le sommeil ou la brume qui avaient esquissé son pas délié. Jeanne ne s'appelait donc pas Jeanne. Il n'y avait que Mademoiselle Lorme et ses longues jupes grises sur le pas délié. Même quand elle passait, une fois ou deux dans l'année prendre une tasse de café entre ses longues mains de papier, elle n'était pas vraiment là. Elle vivait en creux. 
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Tout le monde pense que Jeanne a toujours eu une vie bien rangée. 
Elle me le dirait plus tard, petite, elle se cachait entre les rideaux, s'asseyait sur les rebords des fenêtres avec des livres trop grands pour elle. Elle s'allongeait dans la boue, se recouvrait d'herbe ou terre. tout ce qui lui permettait de disparaitre était une aubaine. 
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Tout le monde pense que Jeanne a un appartement monotone et bien rangé. 
Chez Jeanne, il y a beaucoup de couleurs. Il y a un coussin tissé ramené des Andes. La couverture allongée sur le canapé a vécu une autre vie à Brazzaville. Sur l'étagère se bousculent du thé noir de Ceylan, du safran de Turquie, du Garam indien, des infusions népalaises,  des thés verts ramenés du Japon . Dans une panière, la cuiller à miel en bois tourné par J. l'hiver où il a fait si froid et un petit ustensile qui sert à décorer les lipiochkas. Celui-là, elle l'a négocié sur un étal à l'entrée du bazar d'Och, le plus grand bazar d'Asie Centrale. Au dessus de l'armoire, une lourde bassine de cuivre dans laquelle sa grand-mère jurassienne faisait déjà ses confitures de framboise, avec une pointe de myrtille parfois, vous savez, pour le piquant. Les objets de Jeanne sont peu nombreux, mais ils ont tous une histoire. Ils ont voyagé depuis le village d'à côté ou l'autre bout du monde. Et ces voyages depuis le village d'à-côté ou depuis l'autre bout du monde ont tous compté avec la même force, se sont tous inscrits dans le petit appartement comme des cicatrices. Et puis, sur les rayons, des centaines de livres, eux aussi comme des cicatrices. 
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Tout le monde pense que Jeanne a une vie monotone à pleurer. 
Quand elle va travailler, elle ne manque pas de saluer l'arbre, celui qui ressemble à l'idée de l'arbre. Elle lui décoche toujours ses premiers sourires du jours. 
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Tout le monde pense que Jeanne doit se faire bordeliser. 
Devant les élèves, Jeanne parle très peu. Juste de quoi assaisonner les réflexions, infléchir les conversations, pousser chacun vers une autre réalisation de soi. Elle écoute et regarde les élèves s'emparer d'un texte écrit dans une langue qui leur est étrangère. Et fouiller, soulever, soupeser. Faire des hypothèses, hypothéquer les difficultés. Elle est l'air dans le processus de combustion. Combien sont ceux qui se souviendront de cette enseignante effacée ? Mais dans son cours, n'empêche, c'est jamais le chahut. 
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Tout le monde pense que Jeanne a eu une vie sans aspérités. 
Le sein droit de Jeanne est barré d'une immense cicatrice. C'est une histoire d'amour qui s'est fiché là, de l'autre côté du coeur. Pour le savoir, il faut avoir apprivoisé pendant des années sa silhouette qui faisait tout pour disparaitre. Il faut avoir insisté dans l'écoute et avoir attendu très longtemps. Si longtemps que Jeanne songe peu à peu à déshabiller ses pensées. A faire résonner sa voix claire. Ose laisser vaquer à sa fantaisie l'humour acide qui aiguille son regard. Si longtemps que le corset vacille et laisse déborder la vie tumultueuse, les passions, les violences, le cri de fin d'errance. Si longtemps qu'une mèche de cheveux finisse par s'échapper de son chignon sévère alors que son visage bascule sous un rire étonné. Si longtemps que voilà enfin sa peau marbrée et marquée. 
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Tout le monde pense que Jeanne a une vie bien rangée. 
Qu'elle passe ses soirées en robe de nuit, seule, avec un chat, et un livre. Mais la vérité, c'est que Jeanne passe plus de temps dans la salle B28 que dans son deux pièces cuisine. Elle y bricole ses cours, ses copies, ses activités. Mais aussi des chansons, des esquisses, des poèmes de voyage, des cartes du tendre et des prières aux orages. 
Et quand Jeanne sort du lycée, un soir sur deux, c'est moi qu'elle rejoint dans la lande embrumée. C'est moi, dont elle apprend les cicatrices. Moi qu'elle bouleverse, moi qu'elle picore. Moi à qui elle confie son corps. C'est moi qu'elle embrasse en dernier. 

samedi 9 novembre 2013

Post errance

La voix voilée comme une roue de vélo qui s'est pris un trottoir. 


C'est dimanche soir, le pas est vif. Pas de manteau sur les épaules. Oublié dans le train. Un îlot de plus qui s'échouera quelque part, dans un grand carton. Une mue, peut-être, abandonnée sur le sol. Ces derniers temps, l'impression de se départir souvent des écailles, et des griffes, et des pelisses, et des pelages, sans voir encore la peau, celle qui ne serait pas morte et gommée par le moindre savon noir, par la moindre averse. 
Sur les oreilles, il y a le gros casque, celui qui fait revivre la vitre  derrière laquelle le monde peut se planter pendant une pause café. La vitre et son écriteau "pas disponible pour le moment", son post-it "En vacance". La vitre qui permet de faire passer la lumière, d'aiguiser le regard. Qui fait battre la ville et l'éloigne. 
Dans le pas vif, il y a toute l'énergie des derniers jours, il y a les centaines de kilomètres parcourus trop vite et la légère tristesse qui teinte les gares de retour. La fierté d'arriver seule, le léger tremblement (d'arriver seule). Un fil tire le corps, qui glisse le long des lampadaires, pour aller éventrer le sac au milieu du parquet. Repousser la lessive, laisser les vêtements nager sur le plancher et se croire de passage, encore un peu. 

La voix éraillée comme la peinture des lieux habités. 


On pourrait superposer les couches de substantifs exprimant l'émotion, on pourrait aligner des adjectifs, mais tous enfantent une fatigue vacillante. Ça prend du temps, à digérer, les journées en dehors du quotidien. Pourtant, dans le lit, au moment où la colonne se repose, tout s'enfonce ensemble. Tout se glisse entre le corps et la couverture, pour protéger cette brêve nuit de retour à la vie de tous les jours. Comme un mobile lumineux, "Life on Mars" tourne doucement dans la tête, et twinkle, twinkle, avec les résidus d'anglais qui collent aux jambes. Il y a des traces d'euphorie, dans le sac qui a passé la nuit couché au milieu du salon, dans le léger mal de tête et dans l'étrangéité du silence. Les jours d'avant se rappellent plus clairement

Au matin, la voix est édentée comme aux lendemains d'alcool. 

La ville traversée de nuit au petit matin, dans ce froid qui encourage le sang, qui fait rougir les joues, qui pourrait faire croire que je vais retrouver un amoureux. Ce n'est pas un amoureux, ce matin, mais tout de même il y a des "quelqu'un"  qui attendent quelque part. Ces quelqu'un avec qui d'une manière ou d'une autre, il y a de l'a., de là, de l'am., de l'âme. Pas des demis d'amis, des mies, des zâmamies. Un bus s'arrête en face. Comme il fait encore nuit, le mot "Gares" luit vivement. Mais il y a plus tentant que ce confort de seconde zone. Il y a "Geronimo" dans le froid, et la vitre pour regarder le bleu. 

Le premier train pousse sur la voie, avec ses rhizomes de lumière qui s'étendent sous les globes et les nerfs. Et puis le deuxième train envague une première retrouvaille. Ramène sans cesse des conversations incroyables sur l'achat d'immeubles en territoire sud, et de réglementations énergétiques des constructions. C'est le début de l'exotisme. Sur la tablette en plastique, une brique de jus de fruit, et un beignet emballé. Il a tout prévu. L'exotisme immobilier et la régression, décidément la journée qui cligne des yeux au bord de la vitre s'annonce voyageuse. Arrivés à la gare, cette gare du nord qui se présente comme un midi, il faut chercher dans les couloirs les visages connus. Les bras connus. Le monde s'accélère encore un peu, quand les paires d'épaules, et nos quatre voix s'emmêlent. Le retrouvailleur monte à trois. Il en reste trois encore, un peu éparpillés. Celle que l'on retrouve dans l'appartement en haut de la pente douce, sur le parquet qui donne vers le jardin, un cours fini, un sourire aussi. En filigrane, il y a celui dont c'est l'appartement. On découvre son décor sans sa silhouette encapuchée. Il viendra ce soir au café de la gare. Et puis il y a celle encore quelque part dans cet immense bond initié au Japon. La perspective de la voir après plus de quatre ans est folle, à chaque fois qu'elle surgit dans les conversations. Elle arrivera, elle aussi, au café de la gare. C'est facile de retrouver une manière de fonctionner, de cuisiner, de sortir les assiettes, de s'installer à table comme quand on mangeait presqu'une fois par semaine ensemble. Pourtant, voilà plus de quatre ans qu'on n'a pas été dans le même pays en même temps. 

La voix brisée comme aux feux de juillet

La chronologie n'aurait ici aucun sens. Le récit non plus. On a fait ce qu'on sait faire de mieux. Errer dans la ville en regardant les quartiers changer, marcher de jour de nuit . Parler longtemps, se raconter des bêtises et des hantises, avoir les yeux luisant de blagues douteuses, d'alcool, de confidence. Faire une fondue, quelque soit le vin prévu, des petits déjeuners fous, des sauces de légumes, des gaufres de minuit. Vider la réserve de chocolat, et gouter aux cocktails sur mesure de T. Ces cocktails qui disent tous quelque chose de nous, la bitter-sweet symphony d'A., le sucré et le fruité et les couleurs pour eux, le crémeux pour L et la charteuse, les alcools transparents qu'elle explique à T. pour ce verre vert absolument parfait.

John-et-plutoer, encore, sur les mêmes sujets, même si la pensée tournoie : il faudrait vraiment apprendre à s'arrêter de parler autant. Se poser des questions à voix haute. Entendre les réponses même sans être capable de remercier. Boire du vin, de la bière, de la vodka trop diluée, du gin, du café, du thé. Chanter, oh, chanter, de tout, à n'importe quelle heure, pourvu que ça fasse choeur. N'avoir pas peur des voix qui tremblent et qui se perdent, des maladresses.  Ecouter le piano, se faire entendre des morceaux. Se raconter des bouts de vie, et d'avenir aussi. Se taire affalés sur le canapé. Regarder dans la même direction, des vidéos diverses, la pluie qui tombe à verse. Prendre le train. Prendre des photos. Des débiles, et d'autres plus fragiles. Se coucher bien trop tard. Petit à petit se dire au revoir. 

La voix grisée comme aux soirs de l'été. 


Alors oui, dans le train il y a les copies à corriger, dans le groupe il y a la vitre qui revient, la crainte de prendre trop d'espace dans la parole et dans la place, de perdre cette évidence là quand tous marcheront par deux. Il y a les peurs, les doutes, la communication qui se barre un instant. Il y a des entailles, heureusement. 
Oui, c'est peut-être le plus fou. Heureusement, vraiment, ces encoches sur les jours, cette rouille dans la voix. Cette voix avec laquelle il faut parler aux élèves, et qui amène tout ce beau monde dans la classe pour aider à lancer la semaine tunnel. Ce n'est pas un idéal, nous sommes là, à nouveau, ensemble, nous le vivons.

Il faut bien cette légère imperfection pour se rappeler que les instants plus ternes sont de petites exceptions qui confirment la règle : 

Erasmus is great

... even years later...
...and the statement is beyond the truth.