jeudi 19 décembre 2013

L'épopée (minuscule)

Il y a des jours où c'est la mouise. Où c'est à l'intérieur de la voiture qu'il pleut. Ce sont les jours où on remâche le geste ennuyé ou le mot blessant d'un élève, les jours où j'ai l'impression de merder, grave, les jours où le réveil sonne trop vite après le retour d'une réunion et les dernières copies, les jours où on ne sait plus par quel bout prendre les mots, les jours de mépris, les jours d'abattement et de désespoir, les jours de çasertàriendetoutesfaçons, les jours où quelque soit le bordel personnel, il faut être là et convoquer pour 30 l'énergie qu'on n'a pas pour soi, les jours où les collègues sont chiants ou indélicats, cons aussi parfois (on est toujours etc), les jours où on pourrait vendre père et mère pour un instant de vrai vide, de vraie vie libre, les jours où même la nuit est envahie par le boulot, les jours où on se dit "Vie de con !", les jours où on se lève en murmurant "mourir !", les jours où la batterie commence à clignoter dangereusement et où on s'attend, à tout moment, à tomber en rade, à tomber raide, et à définitivement devenir cintré.

Ces jours là, il y a toujours quelqu'un pour dire : Mais pourquoi tu ne quittes pas ce taf ?
Moi la première.

Ces deux dernières années et demi, je me suis sérieusement posée la question. Oui, c'est vrai, pourquoi je ne quitte pas ce taf ? Après tout, je pourrais le faire ailleurs, autrement, mieux, je pourrais faire autre chose, je pourrais vivre différemment. Je veux d'ailleurs être sure qu'un jour je vivrai différemment. J'ai cent vingt trois autres choses à faire. 

Mais pas maintenant.

Parce que ce taf, comme vous dites, c'est l'absence de routine et la surprise permanente. Parfois c'est une grosse baffe dans la gueule Et parfois c'est L. un bavard bien blasé qui demande aux autres de se taire parce qu'il écrit un rap et que "non mais c'est vrai c'est important". C'est une classe de 4e rock'n roll captivée par l'histoire de Jean Valjean. C'est J., un 1ère avec lequel l'année a été très compliquée, qui soudain, dans un cours sur le Journal d'un condamné à mort se met à dire des choses si justes. C'est P. cet élève au français fragile qui écrit une lettre à un prisonnier bouleversante. C'est la classe de 4e relou de mon année de stage qui devient une classe rassurante. C'est une classe de 4e tellement démotivée et pénible qui aujourd'hui lâche soudainement quand je leur demande comme toujours ce qu'ils pensent du texte, qu'il est bien. Cette classe qui ne comprend pas mon air surpris : "Ben oui madame, vraiment, il est bien". 

Parce que ce taf, c'est parler de littérature et de langage tous les jours. Et si c'est souvent un défi périlleux, il y a la gourmandise. Celle des textes fétiches. Celle de pouvoir un jour de grande fatigue, se mettre à déclamer du Racine en sentant le frisson, c'est s'emporter un peu trop en parlant de poésie. Savoir que je suis naïve de croire que parfois, ça change un peu des choses, d'avoir les mots. De savoir apprivoiser le silence qu'il faut pour lire. C'est ce truc absolument incroyable qui fait que si la plupart des élèves sont profondément emmerdés par la lecture, ils ne sont jamais à l'abri d'être renversés par une intrigue, un personnage, une phrase. Et qu'ils aiment les histoires, qu'ils aiment entendre lire. Qu'il y a alors un silence religieux qui me surprend toujours. C'est les 3e ennuyés qui, après une séquence ratée sur Antigone choisissent avec soin le passage à lire à voix haute, en y mettant tellement d'eux même.

Parce que ce taf, c'est vivre aux côtés de ces ados souvent imbuvables mais qui sont quand même drôlement attachants. Comme D. qui enfile son attitude relou-puissance-10, mais qui vient volontiers discuter à la fin de l'heure de rap, de sport, d'orientation. Comme Surfeurdesprés pas mal paumé, mega provoc, toujours borderline, mais dont les moments d'intérêt et d'analyse sont intenses. C'est les gaillards, les ricaneuses, les snobs, les flemmards, les rebelles qui me balancent certainement quelques injures bien planquées les trois quarts du temps, mais qui ont cet air surpris et heureux, tellement candide, quand on les félicite de quelque chose, quand ils savent qu'ils ont compris. C'est cette classe qui me charrie, à qui je le rends bien, avec qui je souris sans doute un peu trop, mais que voulez vous, ça pousse tout seul. Oui s'ils m'envoient parfois des droites bien plantées, il y a une forme de tendresse, aussi pour ceux qui poussent devant nous le temps d'une année. 

Parce que contrairement à ce que les gens disent, c'est un boulot loin d'être coupé de la "réalité". On les voit tous les jours, ceux qui mangent pas assez, ceux qui s'élèvent tous seuls, ceux qui se font frapper, ceux qui sont alcooliques à peine 13 ans passé, ceux qui n'ont envie de rien, ceux qui vivent avec un ou deux parents en danger de mort imminente, ceux qui ont tout perdu, au fur et à mesure, qui n'ont plus rien à perdre et pensent n'avoir plus rien à gagner, ceux qui partagent leurs chambres avec quatre personnes, ceux qui ont d'autres priorités que se laver, ceux qui n'ont pas les mots et qui prennent les poings, ceux qui ont été nourris au sexisme/racisme et à l'homophobie, ceux qui se méprisent avec violence, ceux qui n'ont confiance en rien ni personne, ceux qui n'ont pas 1€ pour la sortie à l'opéra, ceux qu'on a foutu à la porte, ceux qui ont des parents friqués mais jamais là, ceux qu'on a abandonné un jour, ceux qui bossent dans les champs après l'école, ceux qui voient pas pourquoi on peut avoir envie de voyager, ceux qui sont brillants mais détestables avec les moins vifs. Toute la misère du monde, oui. Ca serait in-supportable s'il n'y avait aussi de la beauté cachée derrières les illusions en haillons. Cette lumière là, elle sort tous les 36 du mois, mais bon sang, elle fait mal aux yeux. 

Parce que ça tord le ventre, ça tord le ventre le petit mot suicidaire d'M. glissé avec une punition ou la petite phrase de L. qui évoque la maladie, la rédac de N. qui parle d'une femme battue ou Lila la revêche qui s'effondre en plein cours. Oui ça tord le ventre,aussi, voir certains s'envoler vers un bouquin ou se mettre à l'écriture. Parce que ça essore, le mélange d'ennui et de passion, d'humour, de colère, de provocation, de mépris et d'émerveillement. Ca flatte parfois, souvent ça interroge. Rien n'est sur. C'est insupportable mais c'est ce qui fait que les papillons... les papillons, bordel, les papillons pour rien, un mot, une main levée, un "bonjour" plus jovial ou un air concentré. 

Parce que ça tord le ventre, quand on a plus envie de dire "ce môme" que "l'élève" parfois. Et que je m'en fous si certains trouvent ça déplacé ou ridicule, gnian gnian voire dangereux. Je peux pas faire comme si ça faisait rien, d'avoir environ 140 ados devant soi toutes les semaines. Comme si ça tordait pas le ventre d'être là, tous ensemble, même quand c'est violent ou dur, mais quand ça fatigue, qu'on n'a pas choisi, qu'on voudrait chacun rentrer chez soi et ne jamais revenir, même quand c'est épuisant, que ça semble inutile, qu'on se demande si l'enfer n'est pas pavé de bonnes attentions. C'est de l'émotion, en barre, dans laquelle on se mange sans cesse les dents. 


Je ne quitte pas ce taf parce que l'année des larmes, il y avait quand même des aubes jamais pareilles et des arbres dans le rouge du petit jour au premier étage, qu'il y a les mots dont on sait déjà qu'on ne les oubliera jamais qu'il soient des lames ou des perles en collier. Parce qu'il y a les mains qui font des coeurs dans le bus, en contre-jour, des conseils de lecture, des papillotes qui volent et des poèmes à se dire. Parce qu'il y a parfois un -s au pluriel et un -é  au participe passé, parce qu'il y a des "l'arme à l'oeil" et un "Madame, la Thénardier c'est une maladie ?". Parce que c'est surréaliste, et incompréhensible de l'extérieur. Que ce soir, même après une nuit de deux heures de sommeil, des troisièmes pénibles et une collègue désagréable, je peux écrire des plombes sur le sens de la classe, de cet espace qui n'en n'a pas, qui en a mille, dont je n'arrive rien à dire. 

Je ne quitte pas ce taf, parce que ce n'est pas vraiment "un taf".

C'est une épopée (minuscule mais quand même).



"We ride, tonight.. we ride, tonight... Ghost horses"

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Dur de laisser un petit mot après ce très beau plaidoyer
Patricia

Félixe Blizar a dit…

Patricia,
Excusez-moi de répondre aussi tard, mais merci beaucoup pour ce commentaire vraiment touchant.

FélixeB.

Madame Alfred a dit…

C'est très beau. Merci de mettre les mots là où parfois j'échoue . Je partage tellement chacun de ces mots , vraiment . C'est bon de les entendre , ça rompt un peu la solitude , parce que c'est une épopée minuscule où je me sens souvent seule ,où "on" se sent souvent seul ? et pourtant non. Je partage tellement ces mots , alors que je joue avec les images . 20 ans presque, que ça dure, et c'est toujours nouveau, magique, violent, désespérant, exténuant, d'une beauté à couper le souffle et tellement, tellement dans des réels , oui .