samedi 10 mars 2012

En lieux et places

Qu'apporte-t-on de soi-même dans un théâtre ? Dans une salle de concert ? Dans un lieu de culture ? Et surtout qu'y laisse-t-on ? Quelles traces ces lieux et les gens qui les habitent laissent-ils en nous ? Les questions me traversent avec émotion. 

J'assistais hier soir à une représentation de "Qui mieux que nous ?", une pièce de Brigitte Mercier interprétée par Valérie Guillon Brun. Brangien, la servante d'Yseult la blonde, a quelques comptes à régler avec l'histoire et nous donne son propre témoignage de la romance mythique d'Yseult et de Tristan. Que peut bien nous apprendre une servante sur cette histoire mille et mille fois racontée. Tout peut-être, à commencer par le fait que "c'est pas facile d'être servante en 1200 et quelques". Marie de France, Béroul, Thomas d'Angleterre, aucun n'a donné la parole à celle qui mésusa du filtre. Brigitte Mercier s'est attelée à réparer l'injustice, avec finesse, densité, bravoure, irrévérence. Valérie Guillon Brun donne une voix et un corps à cette conteuse truculente, incarnant tour à tour les différents personnages avec une énergie extraordinaire. Elle donne chair à ce texte ciselé qui ne tourne jamais à la leçon d'histoire littéraire mais s'attache bien au contraire à relire le mythe avec finesse tout en prenant le parti de rire de ses héros, acte presque politique, si je puis me permettre. La performance de comédienne est absolument superbe. L'ensemble est à la fois passionnant et réjouissant. Je vous assure, Tristan en benêt zozotant, c'est jouissif. La démarche et sa réalisation me plaisent tellement. L'irrévérence, la désacralisation du classique permettent de maintenir l'envie, de le garder en vie, pas sous assistance respiratoire au fond d'une collection privée ou dans un discours homma-gisant. De l'interroger, de lui permettre encore de nous questionner. Sur ce qu'on sait, qu'on croit savoir, qu'on n'a pas compris, sur notre propre société, sur notre écriture et sur nos héros aussi. Bref. Je vous conseille vivement de vous rendre aux deux représentations à venir (ce soir et demain).
Mais où ça donc que ça se passe, me direz-vous. Aha ! C'est bien l'autre sujet de mon propos. Cette représentation était toute particulière puisqu'elle avait lieu au théâtre de la Citadelle de Bourg-en-Bresse. Lieu où j'ai passé des heures, des soirées, particulièrement il y a 4/5 ans, un peu moins ces deux dernières années. Lieu où j'ai découvert le théâtre de Mattei Visniec, celui de Victor Haïm, Romain Bouteille, où j'ai entendu chanter Marie Zambon, Rémo Gary. Lieu de rencontre avec L'Autre Désir, accompagné quelques jours un été cigalesque à Avignon. Lieu de retrouvailles avec des copains, moment suivi par d'interminables discussions, autour d'une tisane ou d'un digestif. Lieu de création, d'inventivité, de chaleur, de diversité (danse, théâtre, marionnettes, soliloques, chanson etc etc). Lieu né d'une compagnie, "L'Autre désir", rêve un peu fou à faire vivre entre création et programmation. Lieu dont les locataires seront expulsés dès la fin de la saison. 
Hier le trouble m'a envahi en me disant que pour la dernière fois je voyais Valérie jouer dans ces murs. Que pour la dernière fois peut-être je m'installais sur les petits gradins avec parents, amis. Vous savez ces émotions propre aux dernières fois qui vous poussent tout au bord des cils, parce qu'une page se ferme, qu'il faut accepter de repartir, de grandir encore. De changer. 
Les choses étaient différentes déjà puisque la compagnie de l'Autre Désir s'est séparée, modifiée, que certains ont pris d'autres routes depuis quelques temps. Mais un lieu on y apporte des choses, on y tisse des fils, et on en laisse sur place, pour ceux qui y vivent, pour ceux qui y viendront, pour soi-même la prochaine fois. On y prend tellement de choses qu'il faut bien qu'on en donne aussi, en échange. Je ne savais pas avant hier tout ce que j'avais laissé dans la petite salle noire. J'ai beaucoup reçu, et sans que personne ne s'en aperçoive peut-être, j'ai laissé aussi des bouts de moi. Irrécupérables. Irrémédiablement perdus sans doute dans la transformation du lieu. 
La Citadelle continuera de vivre en dehors de ce lieu, en de nouvelles places. Mais on ne peut nier qu'un changement a lieu, un changement de lieu, que quelque chose termine, sans bruit, au moment où on applaudit.


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