samedi 30 novembre 2013

Carpe Diem - novembre au jardin mort.

Voilà ce qu'on se dit toujours au détour d'une nuit de dîner, de discussion, de vins, et de musique. Il faut profiter de la vie. Lors de ce voyage, pas d'exception. La discussion s'est portée un soir tard sur cette volonté de "profiter de la vie". Fidèle à moi même, je me suis emparée de la discussion à des fins hautement égocentrées, et me voilà, à débiter tout haut des trucs que je me dis tout bas de manière chronique, comme d'autre ont le nez qui coule. Avec une légère sensation de malaise, sans savoir si cela émane de ceux qui m'écoutent douter à pleine voix, ou de moi, de la conscience qu'il faudrait arrêter de faire ça.

Cette histoire de "profiter de la vie", de cueillir le jour, les roses de la vie, et tout le toutim, on cite Ronsard, le Cercle des poètes disparus, on en a tous une image précise, mais il me semble aussi une représentation collective. Souvent : faire des expériences, voir le monde, voir du monde, rencontrer des tonnes de gens, faire des tas de choses, des plus futiles aux plus profondes, des tournées des pubs aux tours du monde, tomber amoureux, tomber de haut, s'enlacer, se quitter, goûter des bras, goûter quelques tracas, faire des conneries au passage, sauver une personne, en sauver cent, changer de vie et changer le monde, bouger sans cesse, apprendre trois millions de choses, du lingala au codage java. Créer des oeuvres d'art et des opportunités. Ne pas tomber dans la routine. "On dormira plus tard". 

Ils (ceux de l'erasmus et les autres aussi) sont extraordinaires, chacun à leur manière. Ils ont ce truc qui donne envie d'écarquiller les yeux en disant "c'est fou !". Ils ont du talent, certes dans leurs passions, emplois, relations, mais plus généralement, ils ont du talent pour la vie. Oh, oui, je sais une partie de leurs doutes, de leurs grandes incertitudes, de leur confiance vacillante. Il y a les gros coups durs. Ils connaissent l'ennui, la fatigue, l'impression de ne pas être à la hauteur. Mais bon sang, ils osent, ils prennent leurs corps pleins de bleus, et ils y vont. Ils acceptent, ils prennent, ils font. Ils font quelque chose de ce qu'ils sont avec leurs eraflures et leurs supensions, leurs points d'interrogation. Ils portent tout ça, ça fait des bouquets, des roues, des pas, des chansons. Et au delà de toute ma tendresse, qui n'a rien à voir avec quelques motifs explicables sur une note de blog dépressive, il y a une forme d'admiration. D'autant plus que je commence à connaître des choses au delà des façades et qu'ils ne m'en impressionnent que plus. 

Alors, quand ce soir là, dans une maison de brique, "profiter de la vie" vient sur le tapis, je suis trop émue pour savoir me taire. Car oui, il faut bien le dire, ma vie est à mille lieues de celles que je vous ai décrites plus hauts. Sans pleurnicher, ou me plaindre, c'est comme ça. J'ai essayé, parfois, mais ça tiraille, ça n'est pas moi. J'ai besoin trop souvent d'être en dehors du monde. De calme, de silence et de solitude. J'ai besoin de beaucoup d'immobilité aussi.  Il me faut une grotte, une voute. Et pourtant, cette envie de profiter de la vie me tenaille.

Pourtant, à côté des colliers de complexes, des guirlandes de doutes, de l'estime qui trébuche et finit par abdiquer ou de la confiance découpée en confettis, il y avait paradoxalement la sensation que quelque chose de plus grand que moi, plus beau que moi traversait mes torrents intérieurs. Comme s'il y avait sous la surface ennuyeuse des remous dont personne ne pouvait mesurer la passion, la violence, la diversité. Il y a toutes les choses inracontables, puissantes, que je cache derrière les plis de mes lèvres, derrière ceux de mon ventre. Toutes les choses que je ne dirai ni ici ni ailleurs parce qu'elles n'ont besoin d'aucun regard pour exister. Il y a aussi le petit supplément de présence que j'ajoute à mes gestes quand personne ne regarde pour en faire des pas de danse. Les petit supplément de souffle que j'ajoute à mes mots quand personne n'écoute, pour en faire un chant.  Il y a cette faim, cette envie, cette dévoration qui me faisait dire sans trop en douter, "oui, je profite de la vie".

Mais les questions prennent d’assaut même les forteresses intérieures de pierre, construites patiemment et consolidées avec soin. 

Est-ce qu'on peut vivre de l'intérieur, pleinement ? Est-ce qu'on peut partager en écrivant ? Est-ce qu'on peut n'être ni drôle, ni original, ni passionnant ? N'avoir rien à répondre aux "quoi de neuf" que des anecdotes sur l'alcoolisme collégien ?  Est-ce que c'est un manque de courage ? Est-ce que c'est un défaut de volonté ? Est-ce que le calme est nécessairement une inertie ? Est-ce qu'on peut profiter intensément d'une vie dont tout le monde ferait le contre exemple de "profiter de la vie" ? 

Il y a pourtant ces messages d'inconnus sur twitter, qui parlent des vies de Bataille et d'Artaud et du contraste entre la vie tranquille et sérieuse du dehors  et "la rage de la vie au dedans". Déjà, je respire un peu mieux. 

Et puis il y a Cela qui change dans la vie de certains. Il y a ma joie sincère à les écouter me raconter ce truc si exotique. A les voir dans leur rayonnement. A les sentir profondément exaltés et pourtant apaisés. Mais il y a parfois une lame inconsciente qui traine et qui vient me frapper quand je ne m'y attends pas. "Tu ne peux pas t'imaginer", ou bien "Tu verras". Et si je ne vois pas, et si je n'imagine jamais ? Est-ce que c'est si grave ? Est-ce que ça voudrait dire que j'aurais tout loupé? Est-ce que la vie peut avoir un sens et une valeur sans ça ? Si vous me croisez et me posez la question, je dirai haut et fort, que oui, que c'est un choix. Mais dans les fondations il y a un tremblement. J'essaye de retrouver ce truc un peu plus grand et un peu plus beau que je pensais avoir. Et puis ces trucs clichés, une foi, une confiance, un espoir. Pour le moment, je creuse, je trouve pas grand chose. Une superficialité redoutable. En dessous plus rien ne tient, ni la certitude d'avoir un peu raison, ni celle de pouvoir changer. Il n'y a que la peau sur les os, et ... pour combler les vides. 

On me répond/ra/rait qu'il y a l'écriture, qu'il y a l'enseignement, qu'il y a les gens qui m'aiment. Qu'il y a ... . 

Est-ce que ça fait une vie, tout ça ? 
Une vraie, qu'on peut tenir dans les mains, qui crame un peu les doigts, mais les accueille pourtant, une vraie, comme la tasse ronde de terre rouge, un peu rugueuse dans ses petits ratés. 
Est-ce que la contemplation c'est encore la vie ? 

mercredi 27 novembre 2013

La Rapporteuse #12 - Nocturne en cris majeurs

"Et toi, nuit, nuit pesante, nuit bruissante de cris étouffés et de luttes, nuit grouillante du bond de toutes les bêtes qui se pourchassent, qui se prennent, qui se tuent, attends encore un peu s'il te plait, ne passe pas trop vite... O bêtes inombrables autour de moi, travailleuses obscures de cette lande, innocentes, terribles, tueuses... C'est cela qu'ils appellent une nuit calme, les hommes, ce grouillement géant d'accouplements silencieux et de meurtres. Mais je vous sens, moi, je vous entends toutes ce soir pour la première fois, au fond des eaux et des herbes, dans les arbres, sous la terre...Un même sang bat dans nos veines... [...]je pousse avec vous le cri obscur."
Médée, Jean Anouilh

"Vous êtes ces deux femmes : l'une écrit, l'autre chante. Tu vois ces chaussures ? Nous les avons prises cette nuit au pied des cadavres "
Incendies, Wajdi Mouawad


"Ecoute 
Cette nuit

Ne confonds pas 
Le silence
Avec l'accord"
 *
"N'éteins pas tout à fait

Le noir
Serait trop fort"
Requis, Guillevic

"En ce matin nordique,
le soleil essuie ses vitres
de la poussière de la nuit
en écartant les nuages épais. 
Il lache ses cheveux
qui tombent avec douceur
sur les épaules de la ville noyées de brume
comme un chale de dentelle
tissé par les femmes de l'usine
et les grands-mères"
La robe froissée, Maram Al Masri


dimanche 17 novembre 2013

A l'atelier #1 Ce que je sais de Jeanne

Je vous propose ce soir un nouveau tiroir. Vous êtes ici dans ma petite marmite, dans une cuisine, sur un établi. Je tords des trucs, je les esquintes, je les déboulonne et j'essaye de voir ce que ça donne. C'est intéressant, même si le fait que je ne sache jamais si ce sont des bots ou des humains qui passent, si je fais chialer les robots ou si j'emmerde les vivants, est un peu étrange. Même si ça fait froid, des fois, de n'entendre que le vent quand je souffle mes bidules acoustiques. De temps en temps, je sors de la cave, et je vais écrire avec d'autres gens. On part d'un même point, une consigne, une proposition, un exemple, une idée, et puis chacun, en temps imparti, construit un chemin avec les trucs qui lui passent sous les doigts. On arrive souvent à mille lieues les uns des autres. Même s'il y a toujours des échos. Alors, on se raconte nos chemins, on se lit les textes, on se fait coucou, on écoute les échos et la distance. On se retrouve à nouveau à un point de départ ensemble, et c'est reparti. C'est ce qu'on appelle un atelier d'écriture. Il y a des dizaines de manières de proposer un atelier d'écriture, je vous en épargne l'énumération. Mais à chaque fois que je sors d'un atelier, je me sens à la croisée de tous les chemins de bric et de broc qui se sont constitués. J'entrevois des possibles, je sens bouillonner les flots de mots et de silence. Chaque fois, j'admire le ton grinçant que je suis incapable d'adopter, je frissonne des voix, je suis émue des mots que chacun a dans sa bouche pour faire vivre des histoires, des personnages, des atmosphères. Chaque fois, j'appréhende un peu de ne plus savoir faire, de n'avoir rien à apporter. Et chaque fois je m'étonne de découvrir des trucs que je ne savais pas avoir. 
Tout ça pour dire qu'écrivant ou non, si vous avez l'occasion, un jour, jetez-vous dans l'épopée d'un atelier. 
En attendant, je vous laisse avec les "biographèmes" (= faire un portrait par petites touches d'habitudes, de traits physiques / de caractères, de manies, de gestuelles plutôt qu'une description factuelle et chronologique) écrits cet après-midi. 
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Tout le monde pense que Jeanne a une vie bien rangée. 
Pendant longtemps je n'ai su de Jeanne que son absence. Son empreinte invisible dans l'établissement scolaire sans histoire de la campagne anglaise. On ne la voyait jamais en salle des professeurs, ni vers la photocopieuse, ni le long de la grande table d'acajou réservée aux enseignants et aux administratifs. Elle restait en B28. On ne la croisait jamas aux sorties de l'amicale ou aux pots de départ. Toujours en B28 ?D'ailleurs pendant longtemps, je n'ai su de Jeanne que le nom de famille. Les élèves, les professeurs, pour tout le monde, elle était Mademoiselle Lorme. Même son corps était fugace, sa silhouette, fuyante. Quand on l'apercevait au détour d'un couloir, très tôt le matin, on se demandait toujours si on n'avait pas rêvé. Si ce n'était pas le sommeil ou la brume qui avaient esquissé son pas délié. Jeanne ne s'appelait donc pas Jeanne. Il n'y avait que Mademoiselle Lorme et ses longues jupes grises sur le pas délié. Même quand elle passait, une fois ou deux dans l'année prendre une tasse de café entre ses longues mains de papier, elle n'était pas vraiment là. Elle vivait en creux. 
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Tout le monde pense que Jeanne a toujours eu une vie bien rangée. 
Elle me le dirait plus tard, petite, elle se cachait entre les rideaux, s'asseyait sur les rebords des fenêtres avec des livres trop grands pour elle. Elle s'allongeait dans la boue, se recouvrait d'herbe ou terre. tout ce qui lui permettait de disparaitre était une aubaine. 
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Tout le monde pense que Jeanne a un appartement monotone et bien rangé. 
Chez Jeanne, il y a beaucoup de couleurs. Il y a un coussin tissé ramené des Andes. La couverture allongée sur le canapé a vécu une autre vie à Brazzaville. Sur l'étagère se bousculent du thé noir de Ceylan, du safran de Turquie, du Garam indien, des infusions népalaises,  des thés verts ramenés du Japon . Dans une panière, la cuiller à miel en bois tourné par J. l'hiver où il a fait si froid et un petit ustensile qui sert à décorer les lipiochkas. Celui-là, elle l'a négocié sur un étal à l'entrée du bazar d'Och, le plus grand bazar d'Asie Centrale. Au dessus de l'armoire, une lourde bassine de cuivre dans laquelle sa grand-mère jurassienne faisait déjà ses confitures de framboise, avec une pointe de myrtille parfois, vous savez, pour le piquant. Les objets de Jeanne sont peu nombreux, mais ils ont tous une histoire. Ils ont voyagé depuis le village d'à côté ou l'autre bout du monde. Et ces voyages depuis le village d'à-côté ou depuis l'autre bout du monde ont tous compté avec la même force, se sont tous inscrits dans le petit appartement comme des cicatrices. Et puis, sur les rayons, des centaines de livres, eux aussi comme des cicatrices. 
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Tout le monde pense que Jeanne a une vie monotone à pleurer. 
Quand elle va travailler, elle ne manque pas de saluer l'arbre, celui qui ressemble à l'idée de l'arbre. Elle lui décoche toujours ses premiers sourires du jours. 
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Tout le monde pense que Jeanne doit se faire bordeliser. 
Devant les élèves, Jeanne parle très peu. Juste de quoi assaisonner les réflexions, infléchir les conversations, pousser chacun vers une autre réalisation de soi. Elle écoute et regarde les élèves s'emparer d'un texte écrit dans une langue qui leur est étrangère. Et fouiller, soulever, soupeser. Faire des hypothèses, hypothéquer les difficultés. Elle est l'air dans le processus de combustion. Combien sont ceux qui se souviendront de cette enseignante effacée ? Mais dans son cours, n'empêche, c'est jamais le chahut. 
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Tout le monde pense que Jeanne a eu une vie sans aspérités. 
Le sein droit de Jeanne est barré d'une immense cicatrice. C'est une histoire d'amour qui s'est fiché là, de l'autre côté du coeur. Pour le savoir, il faut avoir apprivoisé pendant des années sa silhouette qui faisait tout pour disparaitre. Il faut avoir insisté dans l'écoute et avoir attendu très longtemps. Si longtemps que Jeanne songe peu à peu à déshabiller ses pensées. A faire résonner sa voix claire. Ose laisser vaquer à sa fantaisie l'humour acide qui aiguille son regard. Si longtemps que le corset vacille et laisse déborder la vie tumultueuse, les passions, les violences, le cri de fin d'errance. Si longtemps qu'une mèche de cheveux finisse par s'échapper de son chignon sévère alors que son visage bascule sous un rire étonné. Si longtemps que voilà enfin sa peau marbrée et marquée. 
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Tout le monde pense que Jeanne a une vie bien rangée. 
Qu'elle passe ses soirées en robe de nuit, seule, avec un chat, et un livre. Mais la vérité, c'est que Jeanne passe plus de temps dans la salle B28 que dans son deux pièces cuisine. Elle y bricole ses cours, ses copies, ses activités. Mais aussi des chansons, des esquisses, des poèmes de voyage, des cartes du tendre et des prières aux orages. 
Et quand Jeanne sort du lycée, un soir sur deux, c'est moi qu'elle rejoint dans la lande embrumée. C'est moi, dont elle apprend les cicatrices. Moi qu'elle bouleverse, moi qu'elle picore. Moi à qui elle confie son corps. C'est moi qu'elle embrasse en dernier. 

samedi 9 novembre 2013

Post errance

La voix voilée comme une roue de vélo qui s'est pris un trottoir. 


C'est dimanche soir, le pas est vif. Pas de manteau sur les épaules. Oublié dans le train. Un îlot de plus qui s'échouera quelque part, dans un grand carton. Une mue, peut-être, abandonnée sur le sol. Ces derniers temps, l'impression de se départir souvent des écailles, et des griffes, et des pelisses, et des pelages, sans voir encore la peau, celle qui ne serait pas morte et gommée par le moindre savon noir, par la moindre averse. 
Sur les oreilles, il y a le gros casque, celui qui fait revivre la vitre  derrière laquelle le monde peut se planter pendant une pause café. La vitre et son écriteau "pas disponible pour le moment", son post-it "En vacance". La vitre qui permet de faire passer la lumière, d'aiguiser le regard. Qui fait battre la ville et l'éloigne. 
Dans le pas vif, il y a toute l'énergie des derniers jours, il y a les centaines de kilomètres parcourus trop vite et la légère tristesse qui teinte les gares de retour. La fierté d'arriver seule, le léger tremblement (d'arriver seule). Un fil tire le corps, qui glisse le long des lampadaires, pour aller éventrer le sac au milieu du parquet. Repousser la lessive, laisser les vêtements nager sur le plancher et se croire de passage, encore un peu. 

La voix éraillée comme la peinture des lieux habités. 


On pourrait superposer les couches de substantifs exprimant l'émotion, on pourrait aligner des adjectifs, mais tous enfantent une fatigue vacillante. Ça prend du temps, à digérer, les journées en dehors du quotidien. Pourtant, dans le lit, au moment où la colonne se repose, tout s'enfonce ensemble. Tout se glisse entre le corps et la couverture, pour protéger cette brêve nuit de retour à la vie de tous les jours. Comme un mobile lumineux, "Life on Mars" tourne doucement dans la tête, et twinkle, twinkle, avec les résidus d'anglais qui collent aux jambes. Il y a des traces d'euphorie, dans le sac qui a passé la nuit couché au milieu du salon, dans le léger mal de tête et dans l'étrangéité du silence. Les jours d'avant se rappellent plus clairement

Au matin, la voix est édentée comme aux lendemains d'alcool. 

La ville traversée de nuit au petit matin, dans ce froid qui encourage le sang, qui fait rougir les joues, qui pourrait faire croire que je vais retrouver un amoureux. Ce n'est pas un amoureux, ce matin, mais tout de même il y a des "quelqu'un"  qui attendent quelque part. Ces quelqu'un avec qui d'une manière ou d'une autre, il y a de l'a., de là, de l'am., de l'âme. Pas des demis d'amis, des mies, des zâmamies. Un bus s'arrête en face. Comme il fait encore nuit, le mot "Gares" luit vivement. Mais il y a plus tentant que ce confort de seconde zone. Il y a "Geronimo" dans le froid, et la vitre pour regarder le bleu. 

Le premier train pousse sur la voie, avec ses rhizomes de lumière qui s'étendent sous les globes et les nerfs. Et puis le deuxième train envague une première retrouvaille. Ramène sans cesse des conversations incroyables sur l'achat d'immeubles en territoire sud, et de réglementations énergétiques des constructions. C'est le début de l'exotisme. Sur la tablette en plastique, une brique de jus de fruit, et un beignet emballé. Il a tout prévu. L'exotisme immobilier et la régression, décidément la journée qui cligne des yeux au bord de la vitre s'annonce voyageuse. Arrivés à la gare, cette gare du nord qui se présente comme un midi, il faut chercher dans les couloirs les visages connus. Les bras connus. Le monde s'accélère encore un peu, quand les paires d'épaules, et nos quatre voix s'emmêlent. Le retrouvailleur monte à trois. Il en reste trois encore, un peu éparpillés. Celle que l'on retrouve dans l'appartement en haut de la pente douce, sur le parquet qui donne vers le jardin, un cours fini, un sourire aussi. En filigrane, il y a celui dont c'est l'appartement. On découvre son décor sans sa silhouette encapuchée. Il viendra ce soir au café de la gare. Et puis il y a celle encore quelque part dans cet immense bond initié au Japon. La perspective de la voir après plus de quatre ans est folle, à chaque fois qu'elle surgit dans les conversations. Elle arrivera, elle aussi, au café de la gare. C'est facile de retrouver une manière de fonctionner, de cuisiner, de sortir les assiettes, de s'installer à table comme quand on mangeait presqu'une fois par semaine ensemble. Pourtant, voilà plus de quatre ans qu'on n'a pas été dans le même pays en même temps. 

La voix brisée comme aux feux de juillet

La chronologie n'aurait ici aucun sens. Le récit non plus. On a fait ce qu'on sait faire de mieux. Errer dans la ville en regardant les quartiers changer, marcher de jour de nuit . Parler longtemps, se raconter des bêtises et des hantises, avoir les yeux luisant de blagues douteuses, d'alcool, de confidence. Faire une fondue, quelque soit le vin prévu, des petits déjeuners fous, des sauces de légumes, des gaufres de minuit. Vider la réserve de chocolat, et gouter aux cocktails sur mesure de T. Ces cocktails qui disent tous quelque chose de nous, la bitter-sweet symphony d'A., le sucré et le fruité et les couleurs pour eux, le crémeux pour L et la charteuse, les alcools transparents qu'elle explique à T. pour ce verre vert absolument parfait.

John-et-plutoer, encore, sur les mêmes sujets, même si la pensée tournoie : il faudrait vraiment apprendre à s'arrêter de parler autant. Se poser des questions à voix haute. Entendre les réponses même sans être capable de remercier. Boire du vin, de la bière, de la vodka trop diluée, du gin, du café, du thé. Chanter, oh, chanter, de tout, à n'importe quelle heure, pourvu que ça fasse choeur. N'avoir pas peur des voix qui tremblent et qui se perdent, des maladresses.  Ecouter le piano, se faire entendre des morceaux. Se raconter des bouts de vie, et d'avenir aussi. Se taire affalés sur le canapé. Regarder dans la même direction, des vidéos diverses, la pluie qui tombe à verse. Prendre le train. Prendre des photos. Des débiles, et d'autres plus fragiles. Se coucher bien trop tard. Petit à petit se dire au revoir. 

La voix grisée comme aux soirs de l'été. 


Alors oui, dans le train il y a les copies à corriger, dans le groupe il y a la vitre qui revient, la crainte de prendre trop d'espace dans la parole et dans la place, de perdre cette évidence là quand tous marcheront par deux. Il y a les peurs, les doutes, la communication qui se barre un instant. Il y a des entailles, heureusement. 
Oui, c'est peut-être le plus fou. Heureusement, vraiment, ces encoches sur les jours, cette rouille dans la voix. Cette voix avec laquelle il faut parler aux élèves, et qui amène tout ce beau monde dans la classe pour aider à lancer la semaine tunnel. Ce n'est pas un idéal, nous sommes là, à nouveau, ensemble, nous le vivons.

Il faut bien cette légère imperfection pour se rappeler que les instants plus ternes sont de petites exceptions qui confirment la règle : 

Erasmus is great

... even years later...
...and the statement is beyond the truth. 



mercredi 30 octobre 2013

Péri-phrases

C'est l'histoire d'une fille qui veut écrire un billet sur la procrastination.
Et qui le repousse.
Sans cesse.


En attendant, une sensation.

Ce matin, j'ai fait pratiquement le tour du périphérique lyonnais. De la partie sud de Gerland à l'autoroute direction Paris.
Cela a été le deuxième moment le plus extraordinaire de ma journée - Une voix pas entendue depuis des éternités est sacré moment le plus fou, que voulez-vous - et ça peut paraître un peu triste. Mais en fait pas du tout.
Il y avait le soleil. J'avais décidé que j'avais le temps. De la même manière que les gens à sec le deuxième jour du mois décident qu'ils peuvent jeter encore deux cent euros en jetons sur la table de Black Jack, certes... Mais ce qui compte c'est de ne remarquer de l'heure que les chiffres répétés. "On pense à moi alors".
Il y avait du soleil, de l'air, assez pour s'imaginer qu'il s'agissait simplement d'un matin d'été un peu frais. J'avais encore le goût de cette bière chocolatée de la veille et des discussions autour.
La musique, d'abord Janis Joplin, comme il se doit. "don't you know that you're nothing more than a one night stand, tomorrow I'll be on my way... catch me if you can..." avec le léger décollement des racines et la route qui s'étend. Un jour les steppes de Mongolie, le Nevada, la 66, un désert africain. En attendant es grands espaces, les voies express que je rappe doucement.
Et puis avant les tunnels, les rythmes de Stromaë. Idéal pour rentrer dans ce nouvel univers nocturne. Avec les lumières qui oscillent sur le visage, les voies aux courbes larges, les chevrons sur le sol. Le tunnel a cela d'angoissant qu'il ne propose pas d'alternative. Mais cela de rassurant aussi qu'il nous mène certainement à un but. A une autre lumière. Le tunnel fait toujours ressortir une facette de mon petit vitrail que personne, je crois, n'a jamais vu pleinement. Peut-être que ça se devine parfois, cette envie de vitesse, cette tension complète vers le but, cette assurance déliée de conducteur de jeu vidéo. Peut-être que ça se devine, ce battement qui me rend dansante d'un mouvement si lointain de mon corps et de ma danse habituelle. Dans les tunnels, j'ai cette vibration que j'imagine chez les amoureux des clubs et des dancefloors (auxquels je suis généralement allergique). Certains vont en boite. Moi je passe dans des tunnels. Bon.
En quelques secondes, le jour et la nuit, le rock, l'electro, plus tard un peu de chanson et de flamenco. En quelques secondes, l'arrêt et la vitesse, le monde et l'absence, les embranchements tortueux et les lignes droites univoques. En quelques secondes, un concentré de présence. Tout ça qui se planque bien précautionneusement derrière un simple tour de périphérique. On n'a encore rien trouvé de mieux que les explosions qui se cachent dans les choses les plus laidement communes.
Contourner les blocages, les noeuds, le cloisonnement massif du regard. Se faire mal aux yeux au début, de l'espace ouvert et sans paroi. Voir les choses de loin pour se rappeler ce qu'il y a au dedans. Continuer à frapper le rythme de la paume de la main, quel qu'il soit. Toujours penser à faire le tour de la per'euphorie. A interroger les périphrases.

dimanche 27 octobre 2013

Tessons et cailloux #12 : Les fils lancés

Sur les carnets feuillus de l'automne, il y a toujours des moissons de cailloux et de tessons.

Les tessons, le long des routes, ou sur les murs, pour venir se ficher dans les pieds, dans les doigts qui essayent d'escalader les mondes cachés. Il y a des classes qui traînassent et ricanent, il y a le doute toujours, "est-ce que je fais bien, est-ce que je fais mieux", il y a les copies qui s'empilent et terrorisent. Il y a ces satanés miroirs qui brament au coin des jours, et la culpabilité, cette vieille copine, qui ramène parfois son museau et qui a du mal à se faire oublier. Il y a les craintes ancestrales fossilisées le long de la colonne qui dictent les stratégies de fuite, d'évitement, d'hivernage.


Mais, si je le dis à voix basse, et bien précautionneusement, les cailloux sont bien plus nombreux ces derniers temps. Ils semblent pousser comme des champignons, comme des trompettes de la mort outrageusement parfumées malgré leurs dehors morbide. Il y a de la vie suspendue dans l'attente, et pourtant, des choses rondes et chaleureuses qui roussissent dans les jours horizontaux d'octobre. De quoi se construire des abris de galets, de quoi poser quelque chose sur les plaies. De quoi se salamandrer au soleil. Celui qui me surprend dans les classes vampires qui refusent d'être éblouies. Celui des moments de grâce, en parlant d'Antigone, en parlant de Hip Hop, en parlant d'orientation, en organisant un concours d'atmosphère fantastique.


Dans un premier brouillon, je vous parlais d'un week-end avec Bou, d'un appel vidéo avec Verte. Mais je bavardais des heures pour essayer de raconter combien avec chacune nous avons vécu, des fous-rires aux jours pires. Et combien pourtant j'ai la sensation que c'est juste le début. Bon, voilà, Bou et Verte sont très très différentes. Et ce sont mes amies. Et là dedans, tout est dit.

Les amis, je les compte sur mes doigts. Les vrais, ceux qui habitent loin mais qui sont les plus proches, ceux qui savent que je suis incapable d'écrire régulièrement. Ne m'en tiennent pas rigueur. Sont parfois comme moi. Ceux avec lesquels, même après des mois sans nouvelles, on peut parler de l'essentiel. Ceux qui comprennent qu'il est vain de poser une question du genre "Que s'est-il passé ces six derniers mois ?". Ceux avec qui les silences sont lumineux. Parmi eux, il y a ceux que je retrouve dans moins d'une semaine. Parmi eux, il y a celle qui rentre temporairement en France et dont la voix, ohlala, la voix me manque. Parmi eux il y a celle qui a envoyé un mail incroyable. Cet élan amical porte et me rend étrangement légère.

Des futilités me réjouissent, de la coupe de cheveux au bleu sur les ongles. D'un regard échangé à un prénom prononcé. D'une bière avalée à l'autoroute traversée. Des blinis cuisinés au safran qu'ils m'ont ramené.


Au retour dans la ruelle, je crains l'atmosphère du temps grimaçant qui suspend son vol quand on sait que pour l'autre, là-bas, il avance à grand pas, et hâte le travail des Parques. La crainte du vide après la fin d'une tapisserie. Mais tant bien que mal, on joue, on Dixit, on Indix. On se marre comme on peut en tant de peur. On chante n'importe quoi. On se nourrit de jeux de mots douteux. Comme dans les montagnes, il y a du monde qui va et vient. Je n'ai pas appris à vivre autrement. Qu'avec des jeux, des chansons, des repas en commun, du monde qui va et qui vient, des discussions sans fin.

Avec S. nous prenons le train pour le travail. On apprend à se connaître petit à petit. Je ne lui dit pas qu'elle a le nom de ma plus ancienne amie, celle à qui je n'ai pas parlé depuis un an, que je ne sais pas comment appeler, à qui j'ai écrit, enfin, la semaine dernière.

D'ailleurs, ces derniers temps, beaucoup de messages importants, par voie ondine ou postale, aerienne ou vocale. J'ai laissé partir des déclarations, des remerciements, des aveux, des adieux.


Et dans ces envois et ces audaces, mon coming-out.
Celui de presque poète.

Le premier manuscrit est terminé, il est parti un matin d'automne, en me laissant un grand bazar dans le ventre et une crainte bien imprégnée. La mer et la montagne, ensemble, ont roulé leurs pierres et croisé leur fer. Maintenant, j'apprends à l'oublier avec que la réalité ne revienne (en pleine tête ?).
Mais ramasser des cailloux, c'est aussi apprendre à les jeter du haut des falaises, à se jeter dans les vagues, sans savoir ce qui va arriver. Apprendre à s'abandonner. Mon prof de philo de Lettres Sup en faisait une définition de l'amour. (Un mot que je n'utilise presque jamais. J'ai grillé mon quota ado.)

Se lancer. Enfin.



mardi 22 octobre 2013

"Quand je l'aime beaucoup je l'appelle Xururuca..."

La semaine est passée comme sous un tunnel, avec des morceaux de lumière fugace sur le visage obscurci. Les débordements de l'esprit, du corps qui tire pour glisser les breloques le long des jours. Et puis le vendredi, l'oasis promise se contoure : une formation sur la présentations de livres, qui semble être un mirage après cette semaine lancée à vive allure. En sortant, j'erre dans les rues, surprise par tout cet espace qui m'est soudain offert. Deux dictionnaires de symboles dans le sac je vais me réfugier au 44, dans le clafouti et la chantilly maison. Voilà de quoi peupler la vacance, des lectures et de la chantilly maison. 




Le lendemain matin, la route, la belle route, m'enjoint au mouvement. Il faut la tirer comme un fil, survoler le viaduc, enjamber les gorges, gravir quelques montagnes pour arriver, enfin, au cirque de pierres et de racines. Elle attend, habillée en dimanche, son sac posé à ses pieds devant la grande maison. Il y a un soleil inattendu pour octobre, qui éclaire les hauteurs. On oublie, entre le jardin soigné et la maison, les heures si sombres qu'ils ont connus ici. Comment deviner les flammes, les jambes qui s’emmêlent et le goût de la trahison ? Il fait beau, et nous sommes dans ce bout du monde comme cachés de la vie. 
Eux deux aussi sont arrivés, et après les embrassades, on s'entasse dans la voiture noire. Rouler simplement dans les montagnes, entre les arbres. Les combes sont là, proches, offertes comme si c'était évident, tant de beauté d'un coup. On ne dérange pas, on ne fait que passer. On s'asticote sur des trucs bêtes, comme toujours, mais on ne cherche pas trop loin. Laisser l'orage au dehors, il viendra bien assez tôt. Devant la table les rires s'entraînent, et le temps passe comme s'il était pressé. On se retourne, vers la maison, vers les paysages sur lesquels on recule parce que ces gourmandises sont les seules dont nous avons encore faim. On prend le chemin de la fromagerie, pas celle où le bleu est aigre, non l'autre, celle où le fromage a du goût. Ravitailler nos palais citadins, prévoir la fondue du lendemain. Le cimetière un peu plus loin, où se disent simplement quelques mots sur la mort. Où les rires ne sont pas bannis. Les fleurs en plastique en haut le coeur, et quelques mots bien sentis sur les bouquets d’âneries. "Jamais de plaque, mémé, on te promet".


La voiture noire repart, et nous voilà toutes les deux, avec encore le goût de menthe et de réglisse dans la bouche. Et les choses se tricotent, paisibles, comme elles se tricoteront tout le week-end. Avec des discussions, quelques silences, l'odeur de la cuisine qu'on fait à quatre mains. Parfois, quelqu'un cogne au carreau, derrière il y a des amis pas vus depuis longtemps ou de la famille. On s'assoit devant le café dilué ou un verre de sirop d'orgeat et des biscuits. On parle du temps, des champignons, de ceux qui sont à l’hôpital. On fait la liste des morts de la semaine. On fait des blagues, pas toujours de bon goût, mais il faut bien ça, pour que le reste soit acceptable. Le dimanche on mange beaucoup trop de fondue, et on dit toujours autant de bêtises. Avec ma tante Si on parle de bouquins à lire et de spectacles à voir.


Alors oui, il y a les petites remarques sur le mariage, il y a les yeux qui se ferment après le déjeuner quand la conversation s'éternise et les grosses fleurs roses sur la nouvelle tapisserie. Il y a toutes les petites taches sur les peaux, les sourires, les sols et les moments, ces fissures de quand on a vécu. Il y a nos petits défauts, ceux évoqués sur le site d'analyse des prénoms hallucinant et puis les autres cultivés en secret. Oui, c'est imparfait, si justement imparfait que je ne demande rien d'autre. 

Je ne saurais vous dire ce que je ressens dans cet endroit. 

Je pense à Pagnol dont ce ne fut jamais le pays. La musique de Cosma surprend mes lèvres devant les montagnes. Et puis il y a cette phrase qui revient souvent dans mes pensées ces derniers temps. Cette phrase, partagée avec une jeune femme que je ne connais pas mais qui écrit un blog qui m'émeut tellement. Cette phrase à laquelle je pense en humant l'odeur de l'escalier. "Telle est la vie des hommes. Quelques joies très vite effacées par d'inoubliables chagrins. Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants". Je réalise qu'elle disparaîtra un jour, l'odeur qui n'existe que dans cet escalier et qui me rattache aux mondes disparus il y a longtemps. Il y a quelque chose qui écrase ma poitrine à cette pensée. A la sensation que je ne peux pas l'enfermer dans une boite pour la ressortir ces jours d'inoubliables chagrins.

Ici, je me sens suspendue. Il y a l'évidence, l'odeur de l'escalier, celle du bois qui réchauffe, le vent qui souffle la nuit entre les arbres, la vue incroyable en ouvrant les volets. Il y a les audaces de ma grand-mère, et ses yeux profonds. Ses cheveux encore sombres, sous les quelques brins de laine blanche, sont doux. Je sais que la douceur est menacée. Que dans les mois qui viennent, pas si loin d'ici, il y aura pertes et tracas. Que ces simplicités sont vouées à se fendre sous le vent.


Dehors ça souffle.
Mais pour le moment, la maison n'est pas de paille, le feu frétille et ma grand-mère continue à l'alimenter. On coupe les virages, on rit. On s'enfonce dans les bois, on s'enfance encore un peu tout en sachant que le loup reviendra.
Qu'il soufflera plus fort.
Et qu'on fera avec.