jeudi 17 janvier 2013

Reproductions


La pâte à fixe a du mal à adhérer aux cartes de la fondation Gianadda. On dirait une enfant, la langue tirée, les yeux qui louchent sur le petit morceau de matière jaune qui se modèle, se tortille, résiste un peu. Pourquoi ces cartes-là ? Pourquoi pas celle de Kafka achetée à Prague et légèrement déchirée ? Pourquoi pas les photos et leur papier glissant ? Je ne saurais le dire. 



Quelques temps après, éloignée du mur, les yeux retrouvent un genre de parallélisme  Je prends du recul. Je regarde le nuage au mur. Il m' a fallu plus de quatre mois pour transformer enfin ce blanc, pour habiter la pièce. Pour y poser mon accordéon, et le sentir respirer pleinement. En prenant ce recul, j'essaye d'évaluer le nuages de cartons et de papiers. Photographies, cartes postales, collages, marque-page. Reproductions.


J'essaye d'évaluer le nuage (qui ressemble aussi un peu à un poisson) dans la pièce. J'essaye de préjuger de ce qu'il dit du lieu, du home, de l'impression qu'il produirait sur un oeil qui ne connait pas ces images par coeur. Peine perdue. La tache est impossible. Que j'entre, que je m'approche, que je fixe de guingois, je n'ai aucune idée de ce que produit l'enchevêtrement des couleurs, des formes sur un oeil vierge de cette longue histoire. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. D'un temps fragmentaire et éclaté, d'un tableau chronologique et bousculé. Je me demande à présent quelle est la plus vieille pièce de cette mécanique. Il y a la photo. Devrais-je dire LA photo, qui s'écarte du groupe, comme une goutte, comme une source ou une trace. Mais elle ne compte pas, puisque je l'ai récupérée bien plus tard. 

Il s'agit donc bien d'une reproduction. De la reproduction carte postale d'un tableau. "Le cargo noir" de Dufy. Je ne saurais dire quand la carte a été achetée, exactement, je sais juste que j'étais adolescente et que j'habitais encore chez mes parents. On a écumé quelques musées ensemble sur les longs grains de l'enfance et de l'adolescence, le plus souvent, dans un certain ennui pour moi qui ne voyais pas la beauté. La prouesse, la technique, éventuellement, mais la beauté non. Je me bornais souvent à trouver que ce n'était pas joli. J'avais connu pourtant quelques chocs esthétiques, d'authentiques chocs bien au delà du "joli", mais la peinture restait close et vide. Murale. Mutique. Affreusement circonscrite. Ce jour-là, pourquoi donc ce jour là puisque je ne m'en souviens pas, au musée des Beaux Arts de Lyon, un tableau m'a fascinée. Ce noir, explosant à la figure des couleurs vives de Dufy, ce contour vert venu d'ailleurs. Cette forme sommaire qui s'impose. Que sais-je ? Plus rien si ce n'est que j'insiste auprès de mes parents pour garder, une fois sortie, la carte postale. 

L'autre morceau le plus ancien est aussi une reproduction. Ce n'est pas une carte postale achetée, mais une reproduction de tableau découpée dans un magazine pour adolescentes auquel j'étais abonnée. Je n'ai aucun souvenir de l'avoir découpé, mais je le sais parce que j'avais pris soin de collet la légende au dos de la fine feuille de papier. Nouvelles visites au musée des Beaux Arts de Lyon, plus tard, étudiante. De mes nombreuses visites à ce musée, je me souviens de ce jour comme un moment de solitude, de chagrin, d'inspiration, de grâce infinie. Je me souviens de l'horreur des pilleurs de tombe, de larmes qui n'appartiennent qu'à moi devant la cathédrale, devant ces noirs me ramenant au silence de mon mémoire, de mes yeux écarquillée devant cette nouvelle femme de ma vie : Méduse, de Jawlensky. Et voilà qu'en fouillant dans une liasse de papiers, je trouve par hasard, cette même Méduse, attendant sur son papier fragile le moment où mes yeux, enfin, pourraient se laisser brûler. 



En remontant ce fil, je détisse tous les autres canevas. Je cesse de me demander ce qui me pousse à m'entourer encore de ces reproductions lisses qui ne rendent jamais une once de justice à l'original rugueux, épais. Je n'ai pas besoin de voir l'original pour me rappeler de l'épaisseur de sa vérité. Les cartes sont là, comme des traces, comme des témoins de l'émotion sans retour que provoquèrent les rencontres originelles. Chaque fragment au mur, chacun des quanta (Guillevic, m'entends-tu ?) renferme une histoire de ce genre. Je vais vous épargner le fastidieux détail de ces pièces de puzzle et de collection minuscule. N'empêche. Dans chacun : une lumière, une révélation, un lien profond avec l'inspiration, avec le sentiment d'être dans le monde et de se demander "Que sais-je ?" sans avoir de réponse autre que le présent sans fin qui me possède alors. Qu'importe si le bleu de Magritte est gâché par le petit format, qu'importe si Bacon a perdu sa violence, et si les toits de De Staël ressemblent à un damier. Je n'ai plus besoin tout à fait de l'original. La reproduction fait son boulot puisqu'elle reproduit encore chez moi la sensation originale de la peinture. Parce qu'elle rappelle à mon corps ces cicatrices qui le couturent, les chocs qui le forment, les muscles qui le tendent. 

Les reproductions sont fortes de ce fossé essentiel avec l'original. La carte de Kafka déchirée, Méduse sur son papier de mauvaise qualité, ces objets de grande distribution, mille et mille fois copiés, numérisés, dupliqués, libérés de la puissance mana des originaux, deviennent étrangement, sur ce mur chaotique, le symbole d'une confusion unique et intime avec l'oeuvre. 


Qu'importe alors que le tout soit décoratif. Cette fresque quantique (oserais-je... cantique ?) n'est pas, ne doit pas être jolie. Elle est forte, elle crie, elle se tend, dans ses vides interstellaires. Elle s'échoe aux carnets cachés dans le tiroir en bois qui attendent leur heure. 

mercredi 19 décembre 2012

Corsures de ciel, morsures de miel

En route.

Phrase toute simple.
En route.

Et on entend déjà les graviers qui craquent, le vent contre les rétroviseurs, le ronronnement du ventre sous le capot. Déjà la vapeur de la locomotive, même si il n'y a plus de vapeur dans les locomotives depuis longtemps. 

En route comme en retard et comme en avant, en route, comme un participe présent. Comme "en cours de téléchargement". Et dans cet interstice, on se glisse, le ventre sur le goudron, sur les cailloux, et parfois dans la boue. 

On peut reprocher beaucoup à la voiture : en résumé elle découpe de larges trous dans les porte-monnaie et les couches d'ozone. Elle coûte trop cher à tous niveaux. Mais là où je vis, il est impossible de s'en passer. A moins de passer toute sa vie à marcher. C'est peut-être un choix que je ferai un jour, le jour où je laisserai tout derrière moi parce que j'en aurai assez, pour marcher sans fin, pour marcher des mois, pour avancer sans faim. En attendant, je roule, sans train et sans vélo, tous les jours ou presque. 

Maintenant je connais ces dizaines de pluies différentes qui nagent sous l'automne : les grosses gouttes qui s'abattent et semblent exploser, les petits grains de riz déversés par milliers. les larmes qui serpentent à l'envers comme si le sol chialait, les ruisseaux qui se forment sans discontinuer. Et je les sens autrement sur ma peau. Les gouttes qui effleurent, celles qui éclatent, celles qui glissent et celles qui mordent. Celles qui détrempent, celles qui piquent, celles qui caressent, celles qui roulent. Paradoxalement, le pare-brise m'apprend à sentir la pluie. 

Les obligations m'arrachent à mon lit avant que le soleil n'ait secoué ses paupières fatiguées et brûlantes à la surface du continent. C'est difficile pour moi, de ne plus vivre la nuit. mais je découvre tous les jours ce que c'est, vivre dans l'aube. Depuis quatre mois, je n'ai pas vu deux matins semblables. J'ai dévoré le bleu électrique, le noir embrumé, le gris, léché les nuances de rose et de violet, l'orange vif et mordoré, les corsures de ciel, les morsures de miel, les dorures posées sur la cime des arbres, les ombres étrangement lumineuses émanant des forêts, réappris à chaque fois, très naïvement, que la terre est ronde, que l'horizon appelle sans relâche  Ce sont les clochers de Martinville redécouverts sans cesse, à blanc. Cet élan qui me saisit dans les bois, dans les tournants, et me pousse à écrire, à photographier, à peindre dans ma tête à défaut de papier. 

Les prés sont inondés, quel effort pour ne pas m'arrêter, regarder. Je resterais des heures, si je m'arrêtais. C'est peut-être ce qui rend l'écriture de récits difficile, cette nature contemplative. Les prés sont inondés, et j'aimerais y passer mes journées, à patauger, les yeux pris entre la terre et le ciel. Le pare-brise m'empêche de tout laisser tomber pour aller dormir dans la boue de ces prés. 


Le beau m'appelle. J'y entre comme on frissonne sous la main et les lèvres. Je ne fais que passer, je reprends ma journée comme on repart dans le froid, en se promettant, que la prochaine fois, on restera ensemble à boire du chocolat en écoutant le son de la neige et de nos voix voilées. D'accord, peut-être pas la prochaine fois, mais celle d'après, oui, celle d'après c'est décidé, on refusera de s'arracher. On s'offrira l'amnésie entourée de rubans pour ne garder du jour que l'arbre qui vit, ostensiblement ancré dans l'aube et la journée. 

jeudi 13 décembre 2012

Des Z'hasards

S'étonner des hasards et des coïncidences.
Comme des trappes dans le dos

S'étonner moins pourtant
Ou sans cette inquiétude
Plus confiance en la vie et ses petits tricots ?


lundi 10 décembre 2012

Lignes de fuite

Eternal Sunshine of the Spotless Mind.

De cet éclat des pages blanches. De ces pages sans traces, sans tâches, sans boutons sur lesquels appuyer pour faire tout sauter. Je ne sais si je cherche le lieu d'avant les mots. Ou bien le lieu au delà des mots. Je ne sais pas vraiment, d'ailleurs, si c'est un lieu, ou un temps. Peut-être s'agit-il même d'une autre dimension.

De cet éclat, qui n'est pas une cassure. Et de cette perfection inhumaine. Ni divine, non plus. Qu'y a t-il de plus humain que l'idée du divin ? Le rire ? La main ? Le doute ?  Le désir ? La fascination ? La guerre ? La morale ?  Le travail ? Le langage ? La mémoire ? N'est-ce pas un peu la même chose ? J'ai comme l'impression que tous ces mots se croisent, viennent diluer un de leurs coins dans un centre brûlant  dans un soleil, en fusion. Alors que  leurs spécificités demeurent en surface, comme des rayons sur lesquels on repose. Tous disent la rupture. La cassure. L'ébrechement profond, celui qui fonde et motive.

De la page blanche, perfection, plénitude, infini. D'une forme de vie animale. D'une forme de mort. Au sens le plus beau et le plus désespérant des termes.

*

Depuis que je suis toute petite, l'idée de l'infini me terrorise. je la convoque souvent, et on bavarde. Je me mets dans tous mes états :  tout ce que je sens face à cet infini, c'est la limite et c'est la faille. Alors, quand je suis arrivée tout contre la peau, tout contre la blessure, on se dit au revoir.

Le reste du temps, je cours sur les lignes de fuite.

Je n'y peux rien, dans les tableaux, je ne sais pas rester au front. Il faut que j'aille voir plus loin, derrière. Il faut que j'aille me cacher peut-être. Et sans me vanter, je fais ça très bien, me cacher. Fuir. Fuir la peau et les plaies. Jouer à la balançoire sur les maux et les mots, vraiment, sans jeu de m, dans l'espoir et la crainte de me rapprocher, de m'éloigner, de sauter quelque part où enfin, le vide n'aurait pas de sol où se cogner. A la recherche d'autres mondes, à côté de moi, en dehors de la peau. Il faut que j'aille voir en dehors du cadre. Je déforme les mots, les phrases comme on tresse une corde pour s'évader. Mais toujours ce sont les mêmes mots qui me séparent et m'aliènent. En dehors du cadre pour inlassablement finir par y revenir, pour essayer de le remplir, de le faire résonner. (Et ne pas vouloir penser à Hegel en écrivant cela).

Le reste du temps, je cours sur les lignes de fuite.

Je comprends mieux pourquoi, adolescente, je voulais travailler sur la langue comme facteur de colonisation et de libération. Avais-je déjà compris confusément que cela dépassait le cadre de l'Afrique ? Que nous en étions tous là, au fond ?

Le reste du temps, je cours sur les lignes de fuite.

Ainsi abasourdie devant les tableaux abstraits, devant leur "ici" presque obscène. Prise au piège de leur présent tout entier et sans chemin vers l'extérieur. Tout est là, et nous voici forcés de regarder en face. Comme Méduse. Cette Méduse de Jawlensky, dont le regard si direct et si simple calcifie. Moi, je baisse beaucoup les yeux et je m'excuse pour un rien. Je m'effrite sous la vie. Quand le poème est sans concession. Mais si la route est longue encore, il m'apprend à tenir comme un bruit blanc.

Le reste du temps, le reste du temps... 

Je me construis des grottes, et c'est encore une manière de fuir. Par la lenteur. Par la solitude. Je ne sais pas quand j'ai découvert que ces deux choses étaient de puissantes subversions. Se terrer, s'en terrer, comme on s'en ciel, à la recherche de la même chose, de ce blanc, de ce noir, de ce qui enfin serait sans bribes et sans fragment. De ce qui serait sans taille, sans limite. A la recherche dans mon corps de ce qui a tant troublé mon esprit. 

Et le reste du temps, j'attends. 

Quand on me dit que je "perds mon temps", je souris en pensant que c'est exactement ce que je cherche. Perdre le temps mis de côté dans des poches trouées, ne pas économiser chaque seconde mais les regarder frissonner comme les bulles. Intenable. Je ne sais pas ce que j'attends, je crois que je n'attends rien de particulier. Comme si attendre c'était une manière d'espérer, de désirer, et en même temps d'être là, dans un monde qu'on ne peut concevoir ni fini ni infini, et qu'on peut pourtant sentir battre et se taire, au même instant. J'attends, j'entends, je regarde. Mes yeux courent sur l'horizon. 

Et le reste du vent... 

Quand on dit que "le temps perdu jamais ne se rattrapera", je souris. Comment croire que le temps s'attrape ? Qu'on peut y mettre un poing, et le tenir, comme un bouquet ? Certes, tout est immédiatement et irrémédiablement perdu. Et le fait de cavaler sur les aiguilles n'y changera rien. "Make the most of it" ? Envie de sentir l'épopée minuscule qui ne cesse jamais. On peut être immobile, seule, et courir sous la pluie, et danser sous la vie. On peut-être immobile, seule, et sans cesse à l'aventure, à l’affût des déliés qui nous mèneront au plein derrière leurs jungles folles. 

Et peut-être au mitan, apprendre à demeurer, apprendre à devenir à la fois les lignes et le point, apprendre à être en perspective. 




jeudi 6 décembre 2012

Vases Communiquants de décembre : Amélie

Pour mes premiers vases communicants, j'ai la joie de vous laisser en compagnie d'Amélie (like the movie), amie, enseignante de FLE en Kirghizie, et source d'inspiration pour les mots et pour la vie en général.  De mon côté, je suis de passage sur son fabuleux espace. Et puis, pendant que vous y êtes, allez voir là-bas si elle y est (avec d'autres), pour donner, un peu comme la crème de marron dans le fondant au chocolat, de la profondeur et du velouté au quotidien 
Laissez-vous dépaysager. 
Belle journée à vous. 





J'ai proposé "l'impatience" à l'habitante de ces lieux parce que j'avais hâte d'échanger avec elle, parce que nous le faisons depuis longtemps, à plusieurs endroits, de multiples manières, mais que les vases communicants, c'était une nouvelle façon de faire, et je crois pouvoir dire que l'image nous parle à toutes les deux. Merci à toi, de m'accueillir, avec mes marchroutkas rouillés, au milieu de ce vert, et de tes mots en vers, qui toujours savent me toucher.


Poème de marchroutka

Je voulais écrire un poème de marchroutka
Comme d’autres écrivent des poèmes de métro
Mais les corps pressés compressés empressés embrassés
Embarrassants
Impatients
Mais les regards intrigués
Fatigants
Je ne m’habitue pas à ce qu’on m’observe si tant

Je voulais écrire un poème de marchroutka
Comme d’autres écrivent des poèmes de métro
Mais la chaleur éreintante
Apposée à la buée du dehors
Aux degrés en moins
A ce froid qui mord
Mais les ornières de la route
Secousses des passagers
Mais les corps qui se voûtent
Contorsionnistes de voyage
Nous sommes des pantins claqués
Calqués
Sur l’aube

Je voulais écrire un poème de marchroutka
Comme d’autres écrivent des poèmes de métro
J’ai appris à décliner les mots ici et
J’aime cette langue
Puisqu’elle me permet ça
Les doigts désaisissent le plafond
Pour indiquer au chauffeur
Où je m’arrête
Où je descends

Je voulais écrire un poème de marchroutka
Comme d’autres écrivent des poèmes de métro
Huit com glissés dans sa main
Lanière en caoutchouc pour refermer la portière
Sur le rien
Pas d’arrêt pas d’horaire
Après tout pour quoi faire
Quand on peut juste dire où l’on va
Et attendre sans en avoir l’air
Que veuillent bien s’arrêter
Les marchroutkas

Je voulais écrire un poème de marchroutka
Comme d’autres écrivent des poèmes de métro
Mon corps est chahuté
Mon carnet est désert
Mais il est encore tôt.

Amélie Charcosset
[décembre 2012]


lundi 19 novembre 2012

L'humanisme ?

Voilà qu'en relisant quelques documents sur l'Humanisme pour mes cours de Première, j'ai sautillé sur la correspondance entre Rabelais et Erasme. Et puis j'ai pensé à "L'Auberge Espagnole" et aux visions d'Erasme (et à un gite dans le Beaujolais, mais c'est une autre histoire), je me suis demandée s'il y avait un extrait à relier à l'humanisme. Pour essayer de redonner un peu de fluidité à ce cours à l'éléctro-encéphalogramme trop plat ou trop accidenté. J'ai re-regardé dans le désordre des extraits du film. Et il m'a fallu au moins un quart d'heure pour réaliser que je courais moins après le seizième siècle qu'après une clôture pour ce beau week-end. Pourtant, rien n'est identique à Erasmus, ni nos voix, ni nos liens, ni les rues traversées.
Mais leurs récits, et leurs vies, leurs aventures plus ou moins lointaines - leurs silences parfois aussi - me parlent de quêtes miniatures comme gargantuesques, de désirs, d'ailleurs, d'aller vers, de quitter, de retrouver.

"Quand on arrive dans une ville, on voit des rues en perspective, des suites de bâtiments vides de sens. Tout est inconnu, vierge. Voilà, plus tard, on aura habité cette ville. On aura marché dans ses rues, 
on aura été au bout des perspectives, on aura connu ses bâtiments, on aura vécu des histoires avec des gens. Quand on aura vécu dans cette ville, cette rue on l’aura prise dix, vingt, mille fois… "

Je pense à C. et aux citations sur notre mur. Sur son mur à présent plus loin du mien. Je pense à A., car je suis en retard, de sourire en me disant qu'apprendre à découvrir les lieux m'a appris à découvrir les gens. Et inversement. 

Aucun de nous trois ne demandera jamais "alors, cette année, c'était comment ?". On sait qu'il n'y a pas de réponses. Qu'il faudra dérouler les fils et les mots autrement, dans des questions ponctuelles, dans des verres, dans des photos. 

Nous ne sommes plus étudiants, plus vraiment. Le monde professionnel  par les stages, par les boulots, par l'acquisition d'indépendance, fut-elle ponctuelle, est passé par là, irrémédiablement. Et avec lui son vocabulaire, ses savoirs, ses blessures, ses questions, ses assurances, ses tracas, ses responsabilités. Pourtant, quand  Xavier demande vers une terrasse "Erasmus ?" mon ventre se retourne. Et je suis sûre qu'il en serait de même pour le leur. Il y a ce mot de passe, partagé par des milliers d'étudiants, et puis il y a la connivence d'avoir inventé notre propre définition du terme. Bien au delà des mots et des dictionnaires.

Je ne suis pas nostalgique. Je ne regrette pas cette époque. Elle reste, comme une cicatrice, bien implantée, qui transforme le corps durablement. Au delà des images d’Épinal  l'honnêteté de se rappeler des joies intenses comme des douleurs poignantes. De se l'avouer, longtemps après. 

Il me vient alors cette idée saugrenue : l'entrée dans mon métier me parait comme un reflet inversé, comme un pendant d'Erasmus. Car si la difficulté a présidé à la première année, les moments de grâce ont cette senteur musquée et insubmersible. C'est aussi poignant et fort que les traversées successives. C'est un dépaysement inouï, épuisant, enivrant. C'est une aventure dans laquelle je laisse quelques plumes pour porter plus simplement la peau qui subsiste, sous tout le reste. 

"Je vais faire ce que j'ai toujours voulu faire."

Et peut-être est-ce aussi ce qui me pousse à courir, un peu plus loin, sur les pages. Ce qui me rappelle à la poésie.  

"Après tout, si, c'est une histoire de décollage"




vendredi 9 novembre 2012

"Je" dangereux ?

J'ai suspendu mon geste, mais c'était trop tard. Le trait rouge était là, encré sur les carreaux, sur l'encre bleu. J'ai suspendu mon geste un instant trop tard. Stupéfiée. 
J'ai rayé un "je" dans une copie. 
Réflexe académique. Code de l'institution scolaire française. Pas de "je". De "Je pense", ni de "je crois". Réflexe de bonne élève devenue prof. La rature partait d'un de ces terrifiants "bons sentiments" : transmettre une code. 
Mais ce "je" barré, soudain c'était insupportable. La force de l'image, du symbole de ce "je" barré. Je me suis rendue triste. C'était tout ce que je ne voulais pas de mon métier comme aliénation de l'élève, comme aliénation de moi même. C'était notre négation à tous. 
Deux lettres, un trait, pour ajouter à la fatigue de ces corrections sans fin et aux interrogations qui s'ensuivent irrémédiablement. 

En accord avec la bande originale du dernier James Bond qui tournait à ce moment là "Let the sky fall when it crumbles..."

Et puis se reprendre, minuit passé, alors que ça y est, la dernière copie est corrigée. Sourire, parce que oui, deux lettres barrées, ce n'est pas négligeable. Et en même temps, je me sens tellement moins déchirée par mon métier, mes élèves me semblent eux aussi plus sereins. En vrai, même si j'ai barré un "je", je m'aperçois que je m'approche de cette fameuse "individualisation", de tous ces "je" dans le nous de la classe. 

Fatiguée, mais rassérénée  je peux aller me coucher. Il faudra continuer à veiller aux choses minuscules qui nous séparent, mais ce soir, ce n'est qu'un trait et il ne dit pas tant, finalement.