dimanche 1 juin 2014

Mai : couper court, plonger dans les carrés

Et le printemps s'étire pour toucher à sa fin.


Mais, Trois fois Lyon, à marcher, à parler. Trois fois Lyon, à moitié.
Aux prémices de mai, on a manifesté en retard, sans muguet, mais au ras des pâquerettes. On a marché avec S. C'était familier. Pourtant il y avait le malaise. L'impression de le faire, pour dire de l'avoir fait, pour un geste, ou une voix, même nasillarde ou éculée. Pour un semblant, désabusé, d'espoir, à chercher dans les coins. En rentrant, se promener. Et retrouver la Filleule pour un thé à la menthe bien sucré. Avant le louper le train, et d'attendre trois heures à une table de Café dans la nuit de la gare. C'était un premier "mais".
Au milieu du mois, au débotté, faire enfin l'expédition avec les copines-collègues de l'année d'avant. Flâner, monter à Fourvière, dire des bêtises au milieu des rosiers. Ne pas toujours savoir quoi se dire, mais s'apprécier quand même. Se promettre de recommencer. Sans bien savoir si ça se fera, mais trouver l'idée bien, pourquoi pas.
Un dimanche soir dans un week-end fourbi, aller voir S. dérouler le fil, jouer l'Ariane. Aller voir au delà des sarcasmes et de la fumée, la tragédie qui se toile. Etre emportée avec la folie des femmes qui détournent des métros ou deviennent des tueuses en série. Sentir rouvrir en soi le projet plein de loups et de louves qui dort depuis longtemps dans le carnet bleu que Verte m'a envoyé du Japon.
Mais trois fois Lyon, à avancer.


Mais, dans le retour au travail, il y avait des difficultés à contenir et à lancer, et faire travailler. S'énerver trop souvent, en perdre un peu sa voix, sa crédibilité. S'énerver trop souvent, mais savoir respirer, et se dire qu'on finira bien par y arriver. Qu'on fera autrement, mieux, la prochaine fois. Apprendre à couper court, à ne pas discuter. Ne pas céder, par fatigue ou par enthousiasme, par flemme ou par angoisse. Tenir la position.


Mais, le garçons aux capuches multicolores est arrivé, à la presqu'improviste. Il m'avait appelé, quelques jours avant, pour proposer de passer. Assez tôt pour se réjouir à l'avance. Assez tard pour avoir dans le corps la sensation sautillante des fêtes imprévues. Il y avait dans sa venue de la douleur et de la distance. Il y a eu dans ces jours tellement de mots. Des mots à la fumée de cigarette dans la petite cour et des mots au curry, des mots à la gaufre, des mots au café, des mots dans des magasins et sur des pavés, des mots au bord de l'eau, et des mots dans un recoin du bar à vin. Il y a avait toujours cette douleur, cette envie d'être ailleurs, mais au milieu des bleus, des pollens de douceurs, du moins je l'espère. Pour faire des pieds de nez au sort, on a fait des bulles, bu du Bourgogne à la paille dans des gobelets d'anniversaire, fait des jeux de mots débiles, et visité la ville avec une manifestation. On a regardé le drapeau CGT en face de la plaque Rue de la Banque. C'est un garçon à belles discussions. Un sacré mystère, les souterrains de la vie qui mènent d'un trottoir du hasard vers le Turk's Head à ces discussions là. On s'est rencontrés dans la rue, et il a fallu du temps pour mettre les armures au placard, se découvrir un peu, se parler pour de vrai. Il a fallu du temps, quelques villes d'Europe, de l'humour très noir, un peu de pluie, et des chemins de nuit. A., il a la douceur mi-petit beurre mi-speculoos. Quelque chose de fondant et de pétillant, de sa petite tête endormie à ses grands éclats de rire. Il sait écouter comme personne. Ce ne sont que des bribes de la beauté d'A. Ca fait cliché mais c'est si vrai, c'est un ami, un grand A. Mais la gare arrive au matin. En repartir sans avoir pris le train, c'est toujours étrange. Je passe dans les petites rues du soleil plein la vue. La lumière, et le vent, au matin dns la ville, ça lasse les yeux humides. C'était bien.


Mais fin de semaine affolée dans la copropriété. Connaître les voisins autrement qu'en se croisant dans le couloir ou qu'en descendant les poubelles. Parler de Grèce antique, boire de la chartreuse. Finir par mettre une chaise et une lanterne dans la cour. Appartenir aux lieux, un peu plus. S'approcher des gens un peu mieux. 
Mais le lendemain, il y a des portes grandes ouvertes et des yeux mi-clos. Le samedi, au boulot, des soupirs plein le corps. A défaut de motivation, parler longuement avec les collègues de Lettres, dire des bêtises et des pas-bêtises. Parler de livres, faire comme si je n'étais pas du tout ivre. Penser subitement qu'il sera dur de devoir tout recommencer ailleurs à l'automne. Penser qu'il y a des gens, peut-être que j'aimerais bien revoir, même dans les vies d'après. Et si je dois filer au lieu d'aller prendre le soleil dans le jardin de Ma-A, il semble que ce n'est que partie remise, encore une fois

Mais, aller dans le midi, vers ceux qui attendent. Dans cette maison d'aïeule, il y a un puit en pierre, et une grande cour. Les outils sont tordus, ont été façonnés avant la standardisation. N'ont jamais connu le plastique et les caisses de Mr Bricolage. Le métal pousse joyeusement sa rouille. Le bois se déforme sous le vent. Les peintures s'écaillent. Il y a de larges pièces vides. Une écurie, une porcherie. Un four écroulé où quelques poules ont habité. Il y a un escalier bancal, dehors, vers le grenier. Le portail bleu porte toujours une plaque de fer où s'étale en lettres calligraphiées le nom de jeune fille de ma grand-mère. Est-ce pour ne pas oublier qu'ici, des générations de chardons ont vécu et que nous avons déserté ?  C'est pas souvent qu'on est tous là. Presque, sauf le frère et la très belle soeur qui s'écossent encore. Il y a ce bruit des enfants surexcités d'être réunis, les trottinettes qui claquent, les jeux qui prennent le soleil. Il y a la petite Nomn, avec ses airs d'adulte qui dit "au revoir messieurs dames" en entrant par la porte en bois. Ela. grandit outrageusement, longiligne, coquette. On sent les premières épines de l'adolescence quand son père la taquine. Ron se jette avec fulgurance dans chacun de ces instants. Et Jul me parait insaisissable entre ses yeux malicieux et son calme sérieux. Chanter les petites grenouilles de Mélie et se cogner au son des artifices craquants et frétillants. Promettre des boucles d'oreilles et des visites pour que ce soit plus facile, de partir.


Mais, je ne l'ai pas vu filer. C'était comme des morceaux d'été, comme rouler dans le bleu et dans le jaune, avec la main au dehors, pour pendre les vagues de vent. Avec cette odeur des cheveux, plus clairs, enfourchés de rayons.

Mai, il parait. Je crois que c'était mai.








samedi 26 avril 2014

Pas Fragile


J'allais faire comme souvent, un billet avec rien, avec les rayons de soleil et de vélo du printemps estival, avec le jaune outrancier des champs de colza, l'ombre réjouie des lunettes de soleil et le contraste des violettes sur les murs de pierre. J'allais vous parler des heures de route, pour regarder passer le jour et la nuit en compagnie des Têtes Raides et des Ogres, dans le secret le plus complet.

"J'veux pas savoir / j'veux pas connaître la suite / Et soit je m'arrête / soit je m'implique / On voudrait bien qu'il arrive quelque chose / [...] / Casser la routine pour que la roue tourne / Pas rater le tir et repartir pour un tour  /// Mais parfois on recule... "

Les hasards de l'instinct que disent la carte aperçue aujourd'hui, 'Dance without knowing the next step'. La joie dont j'ai parlé mille fois, celle des nouveaux horizons, fussent-ils petits et tout proche. Une rue jamais prise, un champ jamais vu, un nom sur la carte, pas remarqué. Pensant à ce cours de philosophie sur la caresse et la danse.

"Elle se lève à l'ouest / en se prenant les murs"

Puis, un cauchemar. Le deuxième de la sorte. Le deuxième avec un homme, avec des gens, avec une lettre qui n'arrive pas et des paroles banderilles. Le lendemain, sur le site, il y a trois jours de juin qui brillent, trois jours à promesses et la frustration de savoir que non, que pas, que rien. Qu'il y a bien des univers parallèles qu'on ne touchera pas du doigt.

"Jusqu'où petite / tu repousses les limites / du "ce qui ne tue pas" / ne rend pas comme tu crois / plus forte à chaque fois"

La fin du monde qui s'ensuit, d'avoir le bras trop court et les bas effilés. La fatigue sous le marteau des questions qui se font affirmations. Peut-être que finalement, le jaune des colzas ne suffit pas. Que les chansons qui roulent de mes lèvres, que l'ombre qui défile non plus. Qu'il faut pouvoir en plus les hurler à d'autres, les étirer entre ses mains, se les tatouer pour plus tard. Les garder.

"Les enfants des autres qui courent sur la plage / les ballons, les châteaux, les nouveaux paysages / la foule, les villes et les aires d'autoroute / la lumière qui rend beau, les poèmes à trois sous / ça sert à rien..."

Les garder, dans des bocaux pour revoir plus tard et mieux les cuisiner. Les conserver dans l'huile, dans la saumure. Laisser fleurir le goût de ces moment jusqu'à ce qu'à la place des bourgeons il y ait des étendards. Les laisser dans l'ombre, dans un tiroir, où ils passeront peu à peu, changeront de couleur.

"Le rouge sur mes lèvres, le rouge que je bois / Le travail et la fièvre que personne ne voit [...] / Les moments précieux certes ponctuels / les étoiles pour une fois que l'on voit dans le ciel / ça sert à rien..."

Les moments de présence, il faut les glisser entre des pages de dictionnaire. Parce que c'est sur, sans qu'on n'y voit rien, ils nous changent les mots, ils leurs donnent des taches et des couleurs. Ils bavent sur nos phrases, il les sillonnent et les usent. Et voilà qu'un jour, en ouvrant à la lettre C. un nom est barbouillé de Colza. Le moment, lui, a séché, mais son odeur flotte dans l'air encore un peu. Sous sa douceur passée, il rappelle combien il a été vif et fringant.

"Et les bulles et les bals / les paillettes et les danses / nos costumes qui font foire et nos belles révérences / ça sert à rien / ça sert à rien de nous mettre / ta plus jolie robe / d'avoir le coeur à la fête / optimale, optimum / si c'est pour rien..."

Ou alors, il faut leur laisser les pieds dans l'eau, dans la terre. Si on n'a pas le choix, dans des vases ébréchés, pour mieux laisser passer la lumière. Les laisser défier le temps, les gorger encore de vie. Bien sur que le temps passe et que ça meurt et tout et tout. Mais ça n'empêche les instants de présence d'être sans mesure et donc sans fin. Pas sur cette espèce de ligne de fer des heures, mais dans l'épaisseur des choses. Et dans l'épaisseur, il suffit de creuser, il suffit de tout ouvrir en grand. D'arroser et de laisser pousser.

"De plus jamais faillir / heureux de trois fois rien / venir à bout des dragons / et plus lâcher les chiens / ça sert à rien..."

Non, le jaune des colzas ne suffit pas. Et si je veux le garder, c'est pas tant pour garder, en vrai. J'y connais rien en bocaux, en congélation, en photographie, en cryoconservation, en enfermement.  J'ai pas les poings qui ferment assez. J'aime trop laisser les trains passer sous mon nez, et les gens me doubler. C'est plutôt de nourrir. Parce qu'en pleine mer, quand on cherche où aller, c'est trop dur de tenir trois secondes d'obscurité si on n'infuse pas en plein l'éclair du phare.

"Et plus lâcher les chiens / ça sert à rien
Si y'a personne"

Non le jaune des colzas ne suffit pas, si on ne peut pas l'étirer assez. Si on peut pas en filer des morceaux aux autres, si on peut pas en filer des frissons à l'unisson. Même en décalé, même pas pour les mêmes raisons, même autrement. Si on peut pas s'en gaver ensemble, comme le beurre qui transperce les croissants à pointe de sel du dimanche matin. La présence, la beauté, tous ces trucs là, ça donne pas vraiment envie de se goinfrer dans un coin. Même quand on s'en délecte seul. Et je crois que Proust, quand il parle des clochers de Martinville, il ne dit pas autre chose. Il y a des choses au dehors qui viennent nous provoquer, en duel. Qui révèlent ou qui aiguillonnent un désir. Et puis au milieu de tout le reste, il y a l'envie de conserver ces moments là, et de les partager. De les extérioriser enfin, et de se délivrer de leur étrange pouvoir.

"Elle ouvre la porte et la brèche"

Mourir un peu ce soir là, sous l'impression de ne plus pouvoir écrire. Ça perce quelque chose, juste au coeur de la joie. Voilà que ça bave partout, sur les violettes au mur et sur le camaïeu de verts.  Tout devient grossier, niais. Ce jaune colza, quel vulgaire. Et à quoi bon de toute façon ? A quoi bon la joie et les routes, les violettes et le reste, si je ne peux pas l'écrire, comme ça ou autrement ? Le soir, je mets très à longtemps à me refaire un masque pour aller boire un verre. Comment on explique ça, qu'il y a un précipice là où tout le monde ne voit que de l'opulence. Comment on explique que quelque chose semble se tarir, se dessécher, oui, pour un cauchemar et pour trois jours ratés ?

"Tu sais bien que la bohème c'est parfois un temps de chien"

Après, se remettre un peu. Se forcer à écrire, à piller le temps que je n'ai pas. Commencer à finir un peu les squelettes. A mettre des murs dans ma tête. A faire des grands espaces, des canyons, des ciels pleins de silence pas débordés par le travail. Ca tire, c'est douloureux et pas très efficace. Le collège ne cesse de sortir par tous les pores. Oui, c'est ça, mes murs sont poreux. Ca sonne beaucoup trop comme peureux.

"Désolée pour l'bordel / désolée pour l'retard / désolée d'me faire la belle..."

J'ai de l'aide, pour créer de l'espace. Il y a la visite de la chère S., nos conversations toutes libres et un peu étonnées de l'être, une géante qui avance devant les immeubles, des dents de lion à souffler au bord du fleuve, une machine à écrire, et l'herbe du parc sous la peau. Puis, la vacance et son pluriel,qui amène son lot de famille, de routes, de sommeil et de livres. Qui amène un soir, un cher passereau vient se poser sur ma branche quelques jours. Avec elle, se retrouver avec facilité et calme. Sans besoin de meubler tous les moments de parole. Accepter que mes phrases se cassent la gueule et que l'accent soit moins digeste que le curry végétarien. Se mettre en marche, aller au bout du monde (si vous vous demandiez, au bout du monde, il y a des cascades, beaucoup de pissenlits et de la pierre d'un gris divin. C'est un cirque de forêt, le bout du monde), aller au dessus du bois des fées. Manger un peu trop, mais cuisiner ensemble. Pique niquer devant les vignes, ébahies, sur des tables de pierre et de bois. Et c'est plus léger, de ne pas écrire, parce que, la beauté de ces jours se partage d'un geste, comme le chèvre quand on n'a pas de couteau.

"Quand j'serai une fille / avec des jambes de gazelle sur des talons aiguilles / je lâcherai je lâcherai mes béquilles / Je me lâcherai me lâcherai dans le vide"

C'est toujours le dernier soir qu'on se dit les choses moins évidentes. Et c'est bien, la légereté du lendemain. De savoir sous la tristesse, sur le seuil de l'appartement ou sur le quai, qu'il ne reste rien à ajouter pour le moment.

"Hier j'ai sorti mon corps tout lourd / je l'ai baladé dans la vie"

Celar m'a envoyé un message, si vous saviez. Comment est-ce qu'elle fait pour toujours rappeler les morceaux de moi dérivés au loin ? Plus généralement, Passereau qui me parle des mots, et S. aussi, Celar qui sait, en espagnol, qui me le dit, et si Celar sait, je la crois.

"Je marcherai dès lors bien plus légère"

C'est vrai, je le dis vite et en tremblant, la peur en gorge d'être prétentieuse, mais c'est une évidence.
presquepoète
Passerau reparti vers sa maison, vers lui, les chevaux, le chat, les poules, quelques elfes et quelques fées, sans doute. En Ecosse, ils se retrouvent tous ce soir, sans moi. C'est vrai aussi, ce soir je suis triste. J'écoute l'album de Buridane dont j'ai parsemé ce texte. Ce disque qui me parle beaucoup trop pour être honnête. Une chanson est venue me frapper sur la radio magique. Suivi d'une chanson de C. Dont nous avions parlé la veille avec Cl. Trop de C. et trop de coïncidences et trop de belles choses pour se laisser aller à l'absurde.  

"Je reviens debout. Pas Fragile"

Triste. 
Pas fragile.


[Tous les passages entre guillemets et en italique sont de Buridane]

jeudi 10 avril 2014

Tessons et cailloux #13 - Plongeons

Depuis que les jours ont cessé de s'écosser, et qu'il a fallu revenir aux armures de tous les jours, aux sourires et aux jeux de la voix, aux calmes forcenés et aux gestes retenus, le printemps est venu, déjà, prématuré, poser ses mains de coton sur les bras.

Il y a eu, bien sur quelques tessons, des piques fichées et sanglantes, des questions en forme de crochets métalliques, des détours de la cheville et des entorses à l'agrément intérieur. Il y a eu des plans contrariés. Une retrouvaille attendue est passé sur le quai sans s'arrêter.

Mais beaucoup, beaucoup de cailloux. A défaut du voyage, il y avait Mélie dans Marue, quand je suis rentrée du travail. Amélie, devant la porte, étrange et évident. Bière en terrasse, rencontre surprise, gloutonnerie gluten et Yogi tea à la lueur du réverbère d'en face. Au matin, on se départ, sur la même aire que la dernière fois. Elle a ses couleurs à l'eau dans le sac, son sourire sur l'épaule. Moi aussi, même si ça pince les cordes submersibles, de ne pas partir ensemble, avec Bertrand Belin et du chocolat aux graines. A la place, je profite du temps pour une visite à la grand-mère. La cheville tappe des pieds sur la peau, fatigue bien trop vite, mais c'est bien, cet imprévu là, la tarte au fromage dans la cuisine qui a vu passer des générations. Et puis, au retour, dans la cuisine, il y a les speculoos de chez Dandoy. 


Tout a l'odeur du chlore. Qu'elle est lointaine, cette sensation de nudité partielle et des doigts de pieds recroquevillés sur la faïence (qui n'en est pas). Scanner le bassin du regard en cherchant la ligne la plus vide et puis, se lancer dans le mouvement. Les muscles des bras se rappellent à mon bon souvenir "On était là, nananèèèère". Il y eut un temps où je nageais si aisément. Le crawl, sur des centaines de mètres, ne savait me fatiguer. Il faut reprendre du début. Brasser de l'eau comme on brasse de l'air, sans résultats, essayer de ne pas vouloir aller plus vite que la mécanique. Dans les petites douleurs immanquablement créées par les frictions avec le monde, l'euphorie aussi de cette rencontre à étincelles. Sur le chemin du retour, il fait beau, j'achète une tarte au citron. Et je trouve le nom du prochain recueil. 

Un soir, après les vacances, je vais dans la librairie rouge. Celle qui fait que je sens que j'habite cette ville. Je n'y ai pas de proches, mais la libraire et la dame du salon de thé me connaissent. C'est un signe qui ne trompe pas. Dans la librairie rouge, je ne connais personne, sauf la dite libraire, qui me sourit, parce que je m'origamise en petit corbeau sous l'inconnu, moi qui entre le noir aux robes et le rouge aux lèvres. Dans les mains, des pochettes, des papiers, des livres. Dans le cercle, c'est de la poésie, qui se dit, qui se lit, qui se trémousse et qui se rit. C'est de la poésie que l'on se donne, entre inconnus, de la poésie qu'on rompt et qu'on repasse, qu'on goûte et qu'on fricasse.

Le même soir, après la poésie, les rues m'emportent vers les co-pins-co-llègues qui m'attendent avec une bouteille de vin blanc. Je suis claquée et je mets du temps, toujours, toujours, à démasquer, à laisser tomber les bras et à poser les boucliers dans les poches. Mais n'empêche qu'il y a sous l'air de n'y pas toucher, des questions de prénom et de voyage à l'étranger. Avec deux nous irons, le lendemain, en promenade. Comme la piscine, j'avais oublié ce que ça faisait, d'avoir des gens juste à côté avec lesquels se balader, des gens à qui donner rendez-vous pour dans quelques heures plutôt que quelques mois. C'est dingue ce qu'on oublie, dès qu'on a passé deux trois vies, pas pareil. Deux trois lits, deux trois rues, deux trois villes. Deux trois éternités, à transitionner, d'un mois à l'autre, d'un soi à l'autre. Comme ce vent là fait les mains rêches et comme il faut frotter longtemps pour retrouver dessous les cellules mortes entassées, un semblant de peau et de sensibilité.

La poésie et le vin blanc, dans le même soir, ça ressemble sérieusement à un "ici". Et pour repiquer celui-ci, je ravale des façades, je maquille les murs, remodèle les espaces, réincarne le visage. Parfois je me rappelle que les pinceaux de maquillages qui traînent dans la salle de bain ressemblent à l'abdication de tout ce que j'ai toujours dit ou fait. Peut-être que ça l'est un peu et que je me le cache. Mais ce que je vois, quand le teint revient, que le fard s'étire jusqu'à se fondre, quand le crayon pointille et rayure, et que le mascara frôle les cheveux de mes yeux, ce que je vois, en vrai, c'est la couleur. C'est une réorganisation de ma propre carnation. Un peu plus d'unité. Un peu plus de contraste. Du bleu et du jaune juste au bout du doigt, comme quand on se cogne mais en plus vif. Et le rouge. Bon sang, ce rouge aux lèvres qui dit enfin ce que j'ai toujours senti au dedans. A mordre et à rire, outrageusement. Il ne s'agit pas de faire joli, en vrai. Il s'agit une fois de plus d'être sur la même longueur d'onde que les palettes du dedans. Il y a des jours sans rien, les boutons obstinément ouverts, les cellules à crue sur le monde. Et puis il y a des jours à souligner. 

Un collègue discret, que je croise rarement (mais qui m'intrigue beaucoup, et qui m'impressionne un peu par la finesse de ses traits comme de sa pensée) parle de la nécessité qu'il y a à ce que nous retrouvions notre voix, à ce qu'on ne devienne pas des machines à séquences, à ce qu'on n'oublie pas que la littérature est d'abord... de la littérature, et non un réservoir à procédés. Il faut qu'il y ait du sens. OuiOuiOui. Mais oui. Je me suis sentie moins seule et moins coupable dans mon regard (naïf) sur le métier.

Il y a ces heures là, toujours les mêmes, à rire de rien, de fatigue et de gourmandise. Avec ce rire nerveux qui m'agace un peu et me donne des airs de greluche.  Féliiiiixe, mais que tu es nunuche. Comme l'été où j'avais pensé "Oh, Félixe, mais... tu badines !"

Au bout du fil les derniers jours, il y a eu Celar et il y a eu S. On a parlé en pelotes de lavielamour, de poésie, de voyages, de festival, de l'été à venir et des semaines prochaines, de femmes, d'hommes, de départs et de bouleversement, de poésie l'ai-je bien dit ?, de théâtre, de routes, de maisons d'édition, de traduction, de marche, de jardins et de temps, ensemble, vraiment. 

Et puis dimanche, au niveau de l'eau, comme en vacances, j'ai pris le carnet bleu et juste au bout, dans les rayons et
le son de l'homme qui jouait de la clarinette debout dans l'herbe, un poème est arrivé. 

Depuis le pont, bien à l'abri, se surprendre à plonger. 

dimanche 23 mars 2014

Ecosser les airs et les mots #2

Et puis, un soir, on est allé à nouveau à l’aéroport avec le frère, A., leurs amies de là. On a récupéré un dernier acolyte encore inconnu. On est allé chercher la voiture. Enfin. La voiture. Un minibus neuf places que j'allais être la seule à conduire. (La seule assez vieille ayant un permis etc). (J'avais dit oui). (C'était avant de voir l'engin en vrai). (Parce que dans la nuit du parking de l’aéroport, j'avais grave envie de leur faire un sourire, puis de dire "bon, ben j'ai poney shetland, on se voit dimanche, quand vous rentrerez" et de filer à l'anglaise.) (Mais j'ai presque rien dit, il y avait trop de rires nerveux et de "bon....bon... bien... et beeeennn.... ouai."). On a pris la highway, assez vite (enfin, tôt, plus que vite) (parce qu'il a déjà fallu sortir du parking). Oui, à gauche bien sur. Le minibus à gauche. Soirée découverte et sensations.



Sur la highway, c'était facile. C'est devenu plus compliqué quand on est sorti pour faire des provisions pour le week-end (de la bière, du cidre, du gin et puis des trucs à manger aussi, quand même) (je me suis sentie vieiiiiille, pas par l'âge mais parce que j'achète jamais avec personne une palette de bières bon marché) (en même temps, quand j'avais dix-huit ans, avec les copains d'HK, on connaissait le cours des menthes à l'eau mieux que celui des demis) (pas par principe mais par défaut de thune) (ai-je donc toujours été vieille ?) (je pense à mon jury de mémoire qui me disait que j'avais une écriture désuète, charmante mais désuète) (j'ai vite digéré le "charmante" mais pas le "désuète") (ça semble se confirmer, donc, je suis vieille) (est-ce que je peux au moins être une vieille folle ?) (genre décadente avec des cheveux qui partent dans tous les sens, les lèvres un peu trop rouges, des bagues énormes aux doigts, et de grands gilets noirs) (Ouai, on va dire que je suis une vieille excentrique) (Je suis sure que c'est ce se disent mes élèves) (ou alors ils se disent excen-quoi ?) (en Provence) (nan, pardon) . En repartant, nous n'avons donc pas retrouvé la highway.


Alors j'ai cahoté en minibus en demandant toutes les secondes comment j'étais sur ma gauche, parce que le rétro, j'avais du mal. Mais tout le monde a été très bienveillant sur la conduite. Tout le monde a fait comme si c'était normal de se prendre des trottoirs, de passer les vitesses en craquant et de ralentir sèchement dans les virages. Mes copilotes ont varié au gré des envies de vomir.  La playlist automatique de C. s'avançait de manière aléatoire, entre Rihanna, Albin de la Simone et Vivaldi. On ne voyait absolument rien autour. On savait, grâce aux panneaux qu'on était entrés dans un parc naturel régional, il y avait des murs de pierre et pas la place pour deux voitures (alors les minibus...). La route s'amusait à se contorsionner, la tordue, sous les roues maladroites et sous les chansons plus ou moins justes. On ne voyait rien autour, mais on devinait parfois. Ou bien, j'imaginais : une colline, une forêt, un village éteint. Quand il y avait du bleu sur l'écran, on savait qu'il y avait de l'eau, un loch, une rivière, mais c'était impossible à regarder, parce qu'en plus, la buée s'était invitée sur toutes les vitres excepté le pare-brise. Le volant tournait tellement qu'il a fallu quelques heures avant que j'arrive à récupérer deux oatcakes pour ne pas défaillir en pleine mission et éviter d'aller me planter dans un champ de linaigrettes.


La sensation de conduire des gens quelque part la nuit est vraiment particulière. Cela ne remplace pas la félicité d'un habitacle solitaire, dans l'encre dense des campagnes ou la lumière blafarde des tunnels péri-urbains. Mais il y a quelque chose d'autre, dans le fait d'amener tout le monde quelque part, et de sentir les corps se fatiguer, s'affaisser dans les sièges, changer de posture pour résister à l'engourdissement. Vous voyez, cette particularité d'avoir les yeux grands ouverts dans le noir quand toutes les paupières sont closes ? La tranquillité, la joie de cet abandon, comme s'il s'agissait de bercer. Dormez, vous savez, je veille.


La maison au bout de la tordue était indécemment grande, accueillante et chauffée. De la place, des pièces agréables, décorées sobrement mais chaleureuses, une cuisine très équipée, de la moquette épaisse (et propre...) dans laquelle marcher pied nus, s'asseoir, allonger ses jambes. Tant de luxe, j'ai pensé à la maison de Bretagne avec mes Erasmus. Ils étaient là, tellement, sans s'en douter, mes Erasmus. Tellement que c'était troublant, dans Stromaë aux joues de Bruxelles, dans les jeux, les jeux de mots nuls et les petits plans foireux, dans Albin de la Simone qui me ramène au pied du Sulaiman Too, les chansons, dans le goût du cidre et celui du curry-coco.



On a donc pris l'air, bavardé, chanté (fort et faux, comme il se doit), on est allés marcher dans la boue, le sable, l'eau, vers des ruines, des loch, des églises, des forêts aux arbres mal décapités, on a dégusté du whisky, joué, parlé encore. On a peut-être bu un peu trop. On a dévoré de la lumière sous les roues du minimonstruck, par les vitres embuées, et de l'air, de l'air, un pont sur l'Atlantique, un musée des horreurs. Quand on est revenu, il y avait toute la beauté de ces paysages, et l'Irlande à nouveau, qui cognait au carreau. Je me suis dit qu'il y avait quelque chose dans la lande et dans l'eau, dans la terre boueuse et dans la noce de l'air et des cheveux, dans les morsures amoureuses de la pluie et des tempêtes  En traversant la ville de nuit, j'avais les joues rouges des jours de grand vent, et d'aventure. C'était facile, étrangement facile, cette équipée inconnue. C'était tranquille.



Au delà de la carte postale, du chateau en ruine assis au bord du lac, des canards dans les hautes herbes et des îles sauvages, il y a cette sensation inattendue et perpétuelle pourtant d'être à ma place, dans ces joues rouges du grand vent et ces joues rouges de la chaleur des pubs. J'aimerais être moins clichée. Mais c'est vrai, c'est de cela qu'il s'agit, toujours, pouvoir s'absenter du monde et y plonger, aussi soudainement que la nuit tombe. Se taire, longtemps. Dissoudre ses propres limites dans la plaine puis se blottir dans une pièce ahurie de monde.


On a donc pris l'air, et on est rentré. Avec toutes les questions drainées par les chemins de retour quant à la pertinence de ce vers quoi l'on revient. Mais il y avait, au fond de la fatigue, la peau gommée par le vent, le sable, le gin et les eaux. Les choses un peu plus neuves débarrassées de leur vieille peau, les messages un peu plus clairs débarrassés de leur enveloppe.



Des jours un peu plus beaux, écossés de leurs peurs et de leurs mots amers.


















dimanche 16 mars 2014

Ecosser les peurs et les mots #1

En attendant un peu à l'arrêt, j'ai fini par monter dans un avion pour aller prendre l'air, voir ailleurs (si j'y étais), retrouver les très chers. Avec cette excitation des départs, ces petits suspens ferroviaires (un seul train peut me permettre d'arriver assez tôt à l’aéroport... oh, il est annoncé avec du retard...) qui font battre les tempes. Autant que la peur d'avoir oublié son passeport. Autant que la perspective de se voir. Autant que la disparition de l'appareil photo, la dernière fois dans le même aéroport. Autant que le décollage. Autant que tout ce qui pogote en dedans.


Je disais que les aubes et la beauté, ces deux dernières années, m'avaient sauvé la vie (oui oui). Les voyages aussi. 

Quand on en vient à se demander si l'on est encore vivant, si on n'a pas subrepticement glissé du côté de la respiration artificielle et des veines en plastiques, rien de tel que le dépaysement pour vérifier que non, ce n'est pas encore un pacemaker qui mène les jours. Rien de tel non plus pour se sentir perdu à juste titre. Pour déculpabiliser d'être chamboulé, questionné. Etre ailleurs, et avoir soudain raison de s'emmêler les mains dans les sacs, de s'emmêler les mots entre les langues, de s'emmêler les heures, la droite et la gauche, et de se prendre les pieds dans les marches. 


Alors voilà, je suis arrivée à Edimbourgh, en fin de matinée. J'avais déjà rencontré un scottish buddy vers le tableau d'affichage du hall. Je me suis callée dans un Airlink, en haut, sur la place devant la fenêtre, avec les Babyshambles dans les oreilles. Il faisait beau, ça faisait mal aux yeux, ça, tout juste, c'était bon. Ce trajet à regarder le soleil dans les yeux, à les frotter sur les murs, les pierres noircies et les maisons basses, sur les rebonds de la ville et le fond de ses creux. J'avalais tout ensemble, les petites échoppes et les magasins criards. Déjà là, l'Erasmus est venu me filer quelques coups dans la poitrine : les enseignes Tesco, HMV, les agences de paris sportifs, j'avais presqu'oublié, jusqu'à là. L'autre vie de l'Erasmus, la plus forte, celle de tous les jours. Au bout du bus, il y avait le frère, qui m'attendait.


La ville s'est déroulée sous nos pas, sous nos mots sans interruptions, oscillant entre les préoccupations quotidiennes et visiteuses. Entre une couette à acheter, des doigts pointés vers les lieux ayant inspirés Harry Potter, des bâtiments pour les cours et pour la bibine, des questions d'éthno et de socio, d'enseignement, et des bâtiments monumentaux. On a attendu qu'A. rentre, et la fête était complète. Dans les jours qui ont suivi, dans la ville, toujours ces mots, ces lieux, leur vie ici et mes pas de promeneuse, entre les nourritures denses et les jambes légères. Des bières, forcément, dans des lieux où je me sentais comme un poisson dans la Smithwicks. Des épisodes de Malcolm. Du sommeil, un peu de froid, quelques grandes discussions et des histoires de fantômes.


Après avoir rendu le minimonstruck (histoire à venir bientôt), alors qu'il était trop tard pour que le frère rejoigne son cours, on est revenu dans la ville, sous le soleil horizontal. On s'est arrêté au Tesco, pour faire des emplettes surprises pour le soir, avec A. Et là, au milieu du supermarché, voilà le déchirement entre les sautillements de jambes "Ooooh, vas-y, les penguins !" et une étrange nostalgie "tu te rappelles, les penguins ?". C'est con, je n'aime ni la nostalgie, ni les supermarchés, mais ce que ça m'a soudain ému, les rangées de boites de conserves et de pain de mie, les cheddars en plastique, les paquets de chips géants et les allées de cookies. Tous les trucs que j'ai jamais achetés mais qui faisaient partie de cet étrange quotidien. Je me suis sentie loin. Empêtrée dans le présent, avec une soif inextinguible du futur et un mouvement involontaire vers le passé. Comme tous les vieux cons, à demander comment je suis arrivée en cinq ans, d'un tesco à l'autre. J'aurais eu envie de m'asseoir par terre, et de refuser de revenir à la vie qu'il faut gagner. Je voulais juste la vie qu'on peut disperser, dépenser, claquer entre les doigts.


Dans la ville j'ai marché, seule, avec eux. On a eu la pluie, il a dit que c'était ma malédiction. Et ça se peut. Mais il y a eu l'après-midi, avec les carnets et le soleil qui tape sur les vitres des bus et mes yeux hibernants. Il y a eu les parcs et les pierres, et la bière, et la vie, la vie, sans apprêt ni limites. Oui, d'une certaine manière, la grande ville et la grande vie. La tête hors de l'eau à respirer autre chose. A Édimbourg, vouloir écrire, vouloir goûter, vouloir grimper, vouloir marcher. A Edimbourg, savoir le faire. Se gorger sans vergogne des grands espaces-temps et des perspectives au delà des persiennes. Ecosser les peurs et les mots, arriver aux envies. 

A Edimbourg, vouloir à nouveau la grande vie.










mercredi 26 février 2014

A l'arrêt

En haut des feuilles copie carbone s'étale un mot qui dit l'immobilité et l'attente. Il y a là-dessous, la perte du chemin qui détale trop vite, et la fatigue de ne plus être capable d'avancer. On peut aussi y lire l’insurrection du corps contre la marche forcée, la révolte de l'être contre l'absurde monochrome professionnel des jours. Le cerveau s'est mis à renacler, à protester contre le manque de temps, et la surabondance d'informations à traiter, en drastique décalage avec les nourritures absorbées. Il s'est mis à s'éparpiller, et puis s'est inscrit aux abonnés absents. En grève. "Je suis en rupture de stock, je ne peux traiter votre appel pour le moment" a-t-il fini par déclarer. 

L'être a voulu faire le malin, faisant fi des gyrophares chuchotant un peu partout, se réfugiant derrière quelques progrès rassurants, et s'est mis à croire qu'il allait continuer à se débrouiller, à rapiécer, à redistribuer les fonctions du cerveau à d'autres organes. Qu'il allait pouvoir être avare en sommeil encore et encore. Mais tous les voyants ont fini par se mettre à l'orange vif, et les copies carbone disent aussi cela : l'être a fini par entendre avant qu'il ne soit trop tard, à appeler le garage, et à admettre que la mécanique avait besoin de quelques ajustement et d'un refroidissement.


Au bord de la route, je flâne un instant, je me fortifie, je respire un grand coup, je fais le tri dans le jardin, et je balaie sous ma porte. Je glisse les traces du passé dans des boites à thé. Il ne faut pas se laisser aller à vau l'eau mais s'empêcher en même temps d'être impitoyable. Alors, du rouge sur les lèvres, et un ciel cerise sur le cou, étoilé de blanc. Alors des tintements aux oreilles de rétameuse semi-précieuse. Alors, marcher dans les rues pour retrouver la mécanique de la respiration. Au bord de la route, je refais force et muscles, parce que le cheminement attend dehors, et me presse. J'avance à petit pas, depuis l'intérieur de l'appartement, souvent. Je ne sais pas trop si c'est se préparer pour la course, qu'il faut, ou si c'est attendre qu'un tramway (nommé désir) ne passe pour sauter dedans à pieds joints. Je suis à l'arrêt. 

Mais au delà de l'immobilité apparente du terme et de tout ce qu'elle transporte comme culpabilité, rouille, peur, échec, honte et autres chapelets de soupirs, il y a une forme de tranquillité, et presque de confiance. Cette fois, savoir qu'il y a derrière l'arrêt une volonté réelle de continuer à mettre un pied devant l'autre. La sérénité de savoir enfin entendre le cliquetis de la machine grippée, et de savoir en prendre soin. La sérénité de savoir que la vieouioui, sans en douter. 

Je suis à l'arrêt mais ça va. Quelque part.


mardi 25 février 2014

De la dé-complexion : théorie du Djender et colère de caniveau

HEMON. - [...] Ceux qui pensent avoir seuls reçu la sagesse en partage ou posséder l'éloquence, un génie hors de pair, on découvre à l'épreuve l'inanité de leurs prétentions .
Sophocle, Antigone

Voilà, deux informations sur-relayées et sur-commentées il y a quelques temps : 
    • La défiance des parents face à l'école atteint des hauteurs himalayesques : l'idée que les enseignants apprennent aux maternelles à se masturber et les incitent à changer de genre et / ou à devenir homo  puisse être crédible en est une démonstration magistrale (on pourrait aussi développer sur tout ce que ça implique en termes de relations parents-élèves... ). Tout cela s'est fondé en parallèle sur la défiance face au gouvernement qui tenterait, en plus de détruire l'emploi, l'économie, la finance, de briser "La Famille" par le biais d'une supposée théorie du genre incitant à la dépravation, à l'androgynie, à la trans-identité (notions allègrement confondues, au passage) et menant in fine à la décadence de la civilisation européenne
    • Certains dimanche ont regardé passer des cortèges d'antis, de parfois nantis et parfois pas. Manifester, c'est s'exprimer. Mais le message n'est pas toujours très clair : contre le chômage, contre le mariage gay, contre le système fiscal, contre les difficultés du monde agricole, contre Hollande, contre ceux qui sont contre un certain humoriste... Irae, ira pas. En tout cas ça n'a pas rigolu. Les slogans sont tous plus indécents les uns que les autres, franchement antisémites, homophobes ou sexistes. J'ai le souvenir d'une parodie de manif de droite, quand j'étais étudiante, dont les slogans paraissaient ignominieux : ils n'étaient que de pâles reflets sonores de ceux entendus lors de cette dernière année. Et puis toujours la "Manif pour tous" (dont le nom écorche ma langue d'amoureuse des mots), et ses slogans tout aussi fins. 
Dans le premier cas, on voit bien qu'un simple texto crée l'information. Que l'expression "théorie du genre" que les medias remettent enfin en cause a été relayée par eux pendant des mois, parce que beaucoup on repris le langage des "Contre" sans se soucier de sa dimension fondamentalement politique. On réduit donc un champ d'étude (comment les identités de genre sont-elles construites ?) à une théorie. On grossit le trait de la lutte contre le sexisme pour en faire une lutte contre les sexes. On brouille les mots comme s'ils n'avaient pas de sens ni de précision. On amalgame, on mélange, on cuisine.
Dans le deuxième cas, la colère dissimule mal la haine, l'incompréhension, la peur et une forme de désespoir sans doute. Comme les épaves qui sombrent et essaient de planter les griffes sur ce qui demeure pour attraper un peu d'oxygène ou pour faire couler les îlots qui subsistent. On confond tout, politique, économie, fusion et intégration, ethnie, religion, sexe et genre, vie sociale, vie privée, institutions... Comme si on pouvait tracer des flèches grosso merdo et que ça suffisait à faire sens. Toujours, toujours la cuisine.
Ce qui me chagrine (au sens le plus fort du terme) c'est la dé-complexion avec laquelle ces haines recuites s'expriment, au grand jour. Avec toute l'arrogance que peut conférer l'euphorie de hurler avec la meute. Avec l'insouciance de celui qui se voit entouré et soutenu. Cela n'est pas anodin, cette naissance de la droite dite "décomplexée".

Oui, nous sommes nombreux à céder parfois à l'instinct grégaire, à nous abandonner à une certaine paresse, et à ne plus rien entendre que les cris de ceux qui hurlent en choeur, une chanson ou un slogan. A se satisfaire du diapason ou de la quinte juste, à s'y laisser couler en étant sur d'avoir raison. Je connais, les frissons de la colère ou de l'euphorie collective, l'élan que donne un groupe en marche, ou une foule qui danse. Cependant, cela n'empêche pas d'essayer de prendre du recul, de regarder les choses avec sang froid, et d'essayer de comprendre un peu plus ce qui se passe.  

C'est bien là que le bas blesse, avec le principe de "dé-complexion". Non, la dé-complexion, ce n'est pas dire tout haut ce que les autres pensent tout bas. C'est littéralement simplifier. Biffer sans scrupule la complexité des idées, des concepts, des situations et des gens.

On pourra me rétorquer que le "complexe" est devenu, pour la psychanalyse, un "ensemble de représentations et de souvenirs [...] qui conditionnent en partie le comportement d'un individu", notion qui s'est banalisée et popularisée comme un "trouble de caractère, et particulièrement une inquiétude ou timidité". (C'est le Trésor Informatisé de la langue française qui le dit) Et on pourra donc en conclure qu'il est bon de savoir faire fi de ces conditionnements pour "parler vrai" ou pour penser "en dehors des cases". Mais en fait, ça veut surtout dire, abandonner ses propres réserves, ses propres timidités. C'est refuser l'inquiétude. Or, sans l'inquiétude, plus de civilisation justement. 

Le principe de ces représentations et règles fondamentales de non-agression qui nous sont inculquées est, me semble-t-il, de trouver un moyen de vivre en société sans s'auto-détruire ni s'entre-détruire. Pour ne pas rester simpliste, il faut bien admettre que parmi ces règles culturelles, un certain nombre sont pourtant fondées sur le rejet de l'autre : principe de protection, cohésion d'un groupe par différenciation d'avec un objet de rejet commun. Aux fondements de nos sociétés, il y a à la fois la nécessité de ne pas s'agresser entre soi et la tentation de rejeter ce qui n'appartient pas à une norme de référence, ce qui n'appartient pas à "soi".  

Oui mais voilà, après des siècles de philosophie, d'anthropologie, de sociologie, de biologie, et un peu de psychologie (toutes ces réflexions dont je ne sais presque rien pour être honnête, que quelques principes de base), maintenant que l'autre bout du monde s'offre en direct sur un écran de télévision ou une fenêtre Skype, on sait que L'Autre, là, celui qui a d'autres mots dans la bouche, celui qui a une autre peau, un autre désir, d'autres repères, celui qu'on comprend pas, celui qui nous répugne, même celui qui chante "On s'est battu contre les PD on se battra pour l'IVG", ouai, celui là, quel qu'il soit, à la fin de la journée, il est sacrément pareil à nous. Ce petit jeune d’extrême droite, avec qui je ne veux rien avoir en commun, il connaît l'euphorie de la foule et la force de la colère. Il a un corps et tout le bazar qui va avec. Il est, lâchons le mot, humain. 

Face à cette humanité, on peut faire la moue, se boucher le nez, détourner le regard, mais on ne peut pas faire comme si elle n'existait pas. Comme si elle ne nous concernait pas. Comme si elle ne disait rien de nous, ou de ce que nous pouvons être potentiellement. Fier marcheur du dimanche, serais-tu autant dérangé par l'homosexualité, le statut de la femme, la judéité, les "races" si tu ne sentais même confusément que ça te concerne, que ça concerne tes proches, que ça interroge ta propre place et ta propre action dans le monde ? On se sert du masque du monstre pour se cacher l'humanité, celle qu'on méconnait ou qu'on craint.

 Et c'est là que je voulais en venir : on peut avoir envie de céder à l'instinct grégaire et à la peur. On peut avoir le réflexe  de se conformer à cette tentation de repli sur "soi" (religion, classe sociale etc.). Mais on ne peut pas faire comme si on ne savait pas que tout est bien plus compliqué que ce qu'on raconte. On ne peut pas se jeter entièrement à l'hystérie hermétique et boucher les écoutilles en attendant la fin des contradictions. On ne peut pas se défaire de sa responsabilité et donc, accepter de simplifier le monde parce que c'est moins gênant. Si on arrête d'être inquiet à l'idée de professer en public qu'on veut cramer les gens de telle couleur, de telle religion, de telle culture, de telle opinion, de telle sexualité, si on arrête d'avoir un doute même infime quant au bien fondé de la haine, si on arrête de chercher à complexifier les raisonnements ou à voir la question sous un autre angle (quitte à le rejeter ensuite), c'est qu'effectivement, on abandonne l'idée de vivre en société. 

Alors, au delà de toute la peine et de la colère qui m'occupe face à la banalisation (encore un mot de la simplification) des haines dans l'espace public, je note quand même une triste ironie : ceux qui se présentent comme un rempart contre la décadence sont peut-être bien ceux qui en sont les acteurs essentiels.