dimanche 23 mars 2014

Ecosser les airs et les mots #2

Et puis, un soir, on est allé à nouveau à l’aéroport avec le frère, A., leurs amies de là. On a récupéré un dernier acolyte encore inconnu. On est allé chercher la voiture. Enfin. La voiture. Un minibus neuf places que j'allais être la seule à conduire. (La seule assez vieille ayant un permis etc). (J'avais dit oui). (C'était avant de voir l'engin en vrai). (Parce que dans la nuit du parking de l’aéroport, j'avais grave envie de leur faire un sourire, puis de dire "bon, ben j'ai poney shetland, on se voit dimanche, quand vous rentrerez" et de filer à l'anglaise.) (Mais j'ai presque rien dit, il y avait trop de rires nerveux et de "bon....bon... bien... et beeeennn.... ouai."). On a pris la highway, assez vite (enfin, tôt, plus que vite) (parce qu'il a déjà fallu sortir du parking). Oui, à gauche bien sur. Le minibus à gauche. Soirée découverte et sensations.



Sur la highway, c'était facile. C'est devenu plus compliqué quand on est sorti pour faire des provisions pour le week-end (de la bière, du cidre, du gin et puis des trucs à manger aussi, quand même) (je me suis sentie vieiiiiille, pas par l'âge mais parce que j'achète jamais avec personne une palette de bières bon marché) (en même temps, quand j'avais dix-huit ans, avec les copains d'HK, on connaissait le cours des menthes à l'eau mieux que celui des demis) (pas par principe mais par défaut de thune) (ai-je donc toujours été vieille ?) (je pense à mon jury de mémoire qui me disait que j'avais une écriture désuète, charmante mais désuète) (j'ai vite digéré le "charmante" mais pas le "désuète") (ça semble se confirmer, donc, je suis vieille) (est-ce que je peux au moins être une vieille folle ?) (genre décadente avec des cheveux qui partent dans tous les sens, les lèvres un peu trop rouges, des bagues énormes aux doigts, et de grands gilets noirs) (Ouai, on va dire que je suis une vieille excentrique) (Je suis sure que c'est ce se disent mes élèves) (ou alors ils se disent excen-quoi ?) (en Provence) (nan, pardon) . En repartant, nous n'avons donc pas retrouvé la highway.


Alors j'ai cahoté en minibus en demandant toutes les secondes comment j'étais sur ma gauche, parce que le rétro, j'avais du mal. Mais tout le monde a été très bienveillant sur la conduite. Tout le monde a fait comme si c'était normal de se prendre des trottoirs, de passer les vitesses en craquant et de ralentir sèchement dans les virages. Mes copilotes ont varié au gré des envies de vomir.  La playlist automatique de C. s'avançait de manière aléatoire, entre Rihanna, Albin de la Simone et Vivaldi. On ne voyait absolument rien autour. On savait, grâce aux panneaux qu'on était entrés dans un parc naturel régional, il y avait des murs de pierre et pas la place pour deux voitures (alors les minibus...). La route s'amusait à se contorsionner, la tordue, sous les roues maladroites et sous les chansons plus ou moins justes. On ne voyait rien autour, mais on devinait parfois. Ou bien, j'imaginais : une colline, une forêt, un village éteint. Quand il y avait du bleu sur l'écran, on savait qu'il y avait de l'eau, un loch, une rivière, mais c'était impossible à regarder, parce qu'en plus, la buée s'était invitée sur toutes les vitres excepté le pare-brise. Le volant tournait tellement qu'il a fallu quelques heures avant que j'arrive à récupérer deux oatcakes pour ne pas défaillir en pleine mission et éviter d'aller me planter dans un champ de linaigrettes.


La sensation de conduire des gens quelque part la nuit est vraiment particulière. Cela ne remplace pas la félicité d'un habitacle solitaire, dans l'encre dense des campagnes ou la lumière blafarde des tunnels péri-urbains. Mais il y a quelque chose d'autre, dans le fait d'amener tout le monde quelque part, et de sentir les corps se fatiguer, s'affaisser dans les sièges, changer de posture pour résister à l'engourdissement. Vous voyez, cette particularité d'avoir les yeux grands ouverts dans le noir quand toutes les paupières sont closes ? La tranquillité, la joie de cet abandon, comme s'il s'agissait de bercer. Dormez, vous savez, je veille.


La maison au bout de la tordue était indécemment grande, accueillante et chauffée. De la place, des pièces agréables, décorées sobrement mais chaleureuses, une cuisine très équipée, de la moquette épaisse (et propre...) dans laquelle marcher pied nus, s'asseoir, allonger ses jambes. Tant de luxe, j'ai pensé à la maison de Bretagne avec mes Erasmus. Ils étaient là, tellement, sans s'en douter, mes Erasmus. Tellement que c'était troublant, dans Stromaë aux joues de Bruxelles, dans les jeux, les jeux de mots nuls et les petits plans foireux, dans Albin de la Simone qui me ramène au pied du Sulaiman Too, les chansons, dans le goût du cidre et celui du curry-coco.



On a donc pris l'air, bavardé, chanté (fort et faux, comme il se doit), on est allés marcher dans la boue, le sable, l'eau, vers des ruines, des loch, des églises, des forêts aux arbres mal décapités, on a dégusté du whisky, joué, parlé encore. On a peut-être bu un peu trop. On a dévoré de la lumière sous les roues du minimonstruck, par les vitres embuées, et de l'air, de l'air, un pont sur l'Atlantique, un musée des horreurs. Quand on est revenu, il y avait toute la beauté de ces paysages, et l'Irlande à nouveau, qui cognait au carreau. Je me suis dit qu'il y avait quelque chose dans la lande et dans l'eau, dans la terre boueuse et dans la noce de l'air et des cheveux, dans les morsures amoureuses de la pluie et des tempêtes  En traversant la ville de nuit, j'avais les joues rouges des jours de grand vent, et d'aventure. C'était facile, étrangement facile, cette équipée inconnue. C'était tranquille.



Au delà de la carte postale, du chateau en ruine assis au bord du lac, des canards dans les hautes herbes et des îles sauvages, il y a cette sensation inattendue et perpétuelle pourtant d'être à ma place, dans ces joues rouges du grand vent et ces joues rouges de la chaleur des pubs. J'aimerais être moins clichée. Mais c'est vrai, c'est de cela qu'il s'agit, toujours, pouvoir s'absenter du monde et y plonger, aussi soudainement que la nuit tombe. Se taire, longtemps. Dissoudre ses propres limites dans la plaine puis se blottir dans une pièce ahurie de monde.


On a donc pris l'air, et on est rentré. Avec toutes les questions drainées par les chemins de retour quant à la pertinence de ce vers quoi l'on revient. Mais il y avait, au fond de la fatigue, la peau gommée par le vent, le sable, le gin et les eaux. Les choses un peu plus neuves débarrassées de leur vieille peau, les messages un peu plus clairs débarrassés de leur enveloppe.



Des jours un peu plus beaux, écossés de leurs peurs et de leurs mots amers.


















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