mercredi 30 octobre 2013

Péri-phrases

C'est l'histoire d'une fille qui veut écrire un billet sur la procrastination.
Et qui le repousse.
Sans cesse.


En attendant, une sensation.

Ce matin, j'ai fait pratiquement le tour du périphérique lyonnais. De la partie sud de Gerland à l'autoroute direction Paris.
Cela a été le deuxième moment le plus extraordinaire de ma journée - Une voix pas entendue depuis des éternités est sacré moment le plus fou, que voulez-vous - et ça peut paraître un peu triste. Mais en fait pas du tout.
Il y avait le soleil. J'avais décidé que j'avais le temps. De la même manière que les gens à sec le deuxième jour du mois décident qu'ils peuvent jeter encore deux cent euros en jetons sur la table de Black Jack, certes... Mais ce qui compte c'est de ne remarquer de l'heure que les chiffres répétés. "On pense à moi alors".
Il y avait du soleil, de l'air, assez pour s'imaginer qu'il s'agissait simplement d'un matin d'été un peu frais. J'avais encore le goût de cette bière chocolatée de la veille et des discussions autour.
La musique, d'abord Janis Joplin, comme il se doit. "don't you know that you're nothing more than a one night stand, tomorrow I'll be on my way... catch me if you can..." avec le léger décollement des racines et la route qui s'étend. Un jour les steppes de Mongolie, le Nevada, la 66, un désert africain. En attendant es grands espaces, les voies express que je rappe doucement.
Et puis avant les tunnels, les rythmes de Stromaë. Idéal pour rentrer dans ce nouvel univers nocturne. Avec les lumières qui oscillent sur le visage, les voies aux courbes larges, les chevrons sur le sol. Le tunnel a cela d'angoissant qu'il ne propose pas d'alternative. Mais cela de rassurant aussi qu'il nous mène certainement à un but. A une autre lumière. Le tunnel fait toujours ressortir une facette de mon petit vitrail que personne, je crois, n'a jamais vu pleinement. Peut-être que ça se devine parfois, cette envie de vitesse, cette tension complète vers le but, cette assurance déliée de conducteur de jeu vidéo. Peut-être que ça se devine, ce battement qui me rend dansante d'un mouvement si lointain de mon corps et de ma danse habituelle. Dans les tunnels, j'ai cette vibration que j'imagine chez les amoureux des clubs et des dancefloors (auxquels je suis généralement allergique). Certains vont en boite. Moi je passe dans des tunnels. Bon.
En quelques secondes, le jour et la nuit, le rock, l'electro, plus tard un peu de chanson et de flamenco. En quelques secondes, l'arrêt et la vitesse, le monde et l'absence, les embranchements tortueux et les lignes droites univoques. En quelques secondes, un concentré de présence. Tout ça qui se planque bien précautionneusement derrière un simple tour de périphérique. On n'a encore rien trouvé de mieux que les explosions qui se cachent dans les choses les plus laidement communes.
Contourner les blocages, les noeuds, le cloisonnement massif du regard. Se faire mal aux yeux au début, de l'espace ouvert et sans paroi. Voir les choses de loin pour se rappeler ce qu'il y a au dedans. Continuer à frapper le rythme de la paume de la main, quel qu'il soit. Toujours penser à faire le tour de la per'euphorie. A interroger les périphrases.

dimanche 27 octobre 2013

Tessons et cailloux #12 : Les fils lancés

Sur les carnets feuillus de l'automne, il y a toujours des moissons de cailloux et de tessons.

Les tessons, le long des routes, ou sur les murs, pour venir se ficher dans les pieds, dans les doigts qui essayent d'escalader les mondes cachés. Il y a des classes qui traînassent et ricanent, il y a le doute toujours, "est-ce que je fais bien, est-ce que je fais mieux", il y a les copies qui s'empilent et terrorisent. Il y a ces satanés miroirs qui brament au coin des jours, et la culpabilité, cette vieille copine, qui ramène parfois son museau et qui a du mal à se faire oublier. Il y a les craintes ancestrales fossilisées le long de la colonne qui dictent les stratégies de fuite, d'évitement, d'hivernage.


Mais, si je le dis à voix basse, et bien précautionneusement, les cailloux sont bien plus nombreux ces derniers temps. Ils semblent pousser comme des champignons, comme des trompettes de la mort outrageusement parfumées malgré leurs dehors morbide. Il y a de la vie suspendue dans l'attente, et pourtant, des choses rondes et chaleureuses qui roussissent dans les jours horizontaux d'octobre. De quoi se construire des abris de galets, de quoi poser quelque chose sur les plaies. De quoi se salamandrer au soleil. Celui qui me surprend dans les classes vampires qui refusent d'être éblouies. Celui des moments de grâce, en parlant d'Antigone, en parlant de Hip Hop, en parlant d'orientation, en organisant un concours d'atmosphère fantastique.


Dans un premier brouillon, je vous parlais d'un week-end avec Bou, d'un appel vidéo avec Verte. Mais je bavardais des heures pour essayer de raconter combien avec chacune nous avons vécu, des fous-rires aux jours pires. Et combien pourtant j'ai la sensation que c'est juste le début. Bon, voilà, Bou et Verte sont très très différentes. Et ce sont mes amies. Et là dedans, tout est dit.

Les amis, je les compte sur mes doigts. Les vrais, ceux qui habitent loin mais qui sont les plus proches, ceux qui savent que je suis incapable d'écrire régulièrement. Ne m'en tiennent pas rigueur. Sont parfois comme moi. Ceux avec lesquels, même après des mois sans nouvelles, on peut parler de l'essentiel. Ceux qui comprennent qu'il est vain de poser une question du genre "Que s'est-il passé ces six derniers mois ?". Ceux avec qui les silences sont lumineux. Parmi eux, il y a ceux que je retrouve dans moins d'une semaine. Parmi eux, il y a celle qui rentre temporairement en France et dont la voix, ohlala, la voix me manque. Parmi eux il y a celle qui a envoyé un mail incroyable. Cet élan amical porte et me rend étrangement légère.

Des futilités me réjouissent, de la coupe de cheveux au bleu sur les ongles. D'un regard échangé à un prénom prononcé. D'une bière avalée à l'autoroute traversée. Des blinis cuisinés au safran qu'ils m'ont ramené.


Au retour dans la ruelle, je crains l'atmosphère du temps grimaçant qui suspend son vol quand on sait que pour l'autre, là-bas, il avance à grand pas, et hâte le travail des Parques. La crainte du vide après la fin d'une tapisserie. Mais tant bien que mal, on joue, on Dixit, on Indix. On se marre comme on peut en tant de peur. On chante n'importe quoi. On se nourrit de jeux de mots douteux. Comme dans les montagnes, il y a du monde qui va et vient. Je n'ai pas appris à vivre autrement. Qu'avec des jeux, des chansons, des repas en commun, du monde qui va et qui vient, des discussions sans fin.

Avec S. nous prenons le train pour le travail. On apprend à se connaître petit à petit. Je ne lui dit pas qu'elle a le nom de ma plus ancienne amie, celle à qui je n'ai pas parlé depuis un an, que je ne sais pas comment appeler, à qui j'ai écrit, enfin, la semaine dernière.

D'ailleurs, ces derniers temps, beaucoup de messages importants, par voie ondine ou postale, aerienne ou vocale. J'ai laissé partir des déclarations, des remerciements, des aveux, des adieux.


Et dans ces envois et ces audaces, mon coming-out.
Celui de presque poète.

Le premier manuscrit est terminé, il est parti un matin d'automne, en me laissant un grand bazar dans le ventre et une crainte bien imprégnée. La mer et la montagne, ensemble, ont roulé leurs pierres et croisé leur fer. Maintenant, j'apprends à l'oublier avec que la réalité ne revienne (en pleine tête ?).
Mais ramasser des cailloux, c'est aussi apprendre à les jeter du haut des falaises, à se jeter dans les vagues, sans savoir ce qui va arriver. Apprendre à s'abandonner. Mon prof de philo de Lettres Sup en faisait une définition de l'amour. (Un mot que je n'utilise presque jamais. J'ai grillé mon quota ado.)

Se lancer. Enfin.



mardi 22 octobre 2013

"Quand je l'aime beaucoup je l'appelle Xururuca..."

La semaine est passée comme sous un tunnel, avec des morceaux de lumière fugace sur le visage obscurci. Les débordements de l'esprit, du corps qui tire pour glisser les breloques le long des jours. Et puis le vendredi, l'oasis promise se contoure : une formation sur la présentations de livres, qui semble être un mirage après cette semaine lancée à vive allure. En sortant, j'erre dans les rues, surprise par tout cet espace qui m'est soudain offert. Deux dictionnaires de symboles dans le sac je vais me réfugier au 44, dans le clafouti et la chantilly maison. Voilà de quoi peupler la vacance, des lectures et de la chantilly maison. 




Le lendemain matin, la route, la belle route, m'enjoint au mouvement. Il faut la tirer comme un fil, survoler le viaduc, enjamber les gorges, gravir quelques montagnes pour arriver, enfin, au cirque de pierres et de racines. Elle attend, habillée en dimanche, son sac posé à ses pieds devant la grande maison. Il y a un soleil inattendu pour octobre, qui éclaire les hauteurs. On oublie, entre le jardin soigné et la maison, les heures si sombres qu'ils ont connus ici. Comment deviner les flammes, les jambes qui s’emmêlent et le goût de la trahison ? Il fait beau, et nous sommes dans ce bout du monde comme cachés de la vie. 
Eux deux aussi sont arrivés, et après les embrassades, on s'entasse dans la voiture noire. Rouler simplement dans les montagnes, entre les arbres. Les combes sont là, proches, offertes comme si c'était évident, tant de beauté d'un coup. On ne dérange pas, on ne fait que passer. On s'asticote sur des trucs bêtes, comme toujours, mais on ne cherche pas trop loin. Laisser l'orage au dehors, il viendra bien assez tôt. Devant la table les rires s'entraînent, et le temps passe comme s'il était pressé. On se retourne, vers la maison, vers les paysages sur lesquels on recule parce que ces gourmandises sont les seules dont nous avons encore faim. On prend le chemin de la fromagerie, pas celle où le bleu est aigre, non l'autre, celle où le fromage a du goût. Ravitailler nos palais citadins, prévoir la fondue du lendemain. Le cimetière un peu plus loin, où se disent simplement quelques mots sur la mort. Où les rires ne sont pas bannis. Les fleurs en plastique en haut le coeur, et quelques mots bien sentis sur les bouquets d’âneries. "Jamais de plaque, mémé, on te promet".


La voiture noire repart, et nous voilà toutes les deux, avec encore le goût de menthe et de réglisse dans la bouche. Et les choses se tricotent, paisibles, comme elles se tricoteront tout le week-end. Avec des discussions, quelques silences, l'odeur de la cuisine qu'on fait à quatre mains. Parfois, quelqu'un cogne au carreau, derrière il y a des amis pas vus depuis longtemps ou de la famille. On s'assoit devant le café dilué ou un verre de sirop d'orgeat et des biscuits. On parle du temps, des champignons, de ceux qui sont à l’hôpital. On fait la liste des morts de la semaine. On fait des blagues, pas toujours de bon goût, mais il faut bien ça, pour que le reste soit acceptable. Le dimanche on mange beaucoup trop de fondue, et on dit toujours autant de bêtises. Avec ma tante Si on parle de bouquins à lire et de spectacles à voir.


Alors oui, il y a les petites remarques sur le mariage, il y a les yeux qui se ferment après le déjeuner quand la conversation s'éternise et les grosses fleurs roses sur la nouvelle tapisserie. Il y a toutes les petites taches sur les peaux, les sourires, les sols et les moments, ces fissures de quand on a vécu. Il y a nos petits défauts, ceux évoqués sur le site d'analyse des prénoms hallucinant et puis les autres cultivés en secret. Oui, c'est imparfait, si justement imparfait que je ne demande rien d'autre. 

Je ne saurais vous dire ce que je ressens dans cet endroit. 

Je pense à Pagnol dont ce ne fut jamais le pays. La musique de Cosma surprend mes lèvres devant les montagnes. Et puis il y a cette phrase qui revient souvent dans mes pensées ces derniers temps. Cette phrase, partagée avec une jeune femme que je ne connais pas mais qui écrit un blog qui m'émeut tellement. Cette phrase à laquelle je pense en humant l'odeur de l'escalier. "Telle est la vie des hommes. Quelques joies très vite effacées par d'inoubliables chagrins. Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants". Je réalise qu'elle disparaîtra un jour, l'odeur qui n'existe que dans cet escalier et qui me rattache aux mondes disparus il y a longtemps. Il y a quelque chose qui écrase ma poitrine à cette pensée. A la sensation que je ne peux pas l'enfermer dans une boite pour la ressortir ces jours d'inoubliables chagrins.

Ici, je me sens suspendue. Il y a l'évidence, l'odeur de l'escalier, celle du bois qui réchauffe, le vent qui souffle la nuit entre les arbres, la vue incroyable en ouvrant les volets. Il y a les audaces de ma grand-mère, et ses yeux profonds. Ses cheveux encore sombres, sous les quelques brins de laine blanche, sont doux. Je sais que la douceur est menacée. Que dans les mois qui viennent, pas si loin d'ici, il y aura pertes et tracas. Que ces simplicités sont vouées à se fendre sous le vent.


Dehors ça souffle.
Mais pour le moment, la maison n'est pas de paille, le feu frétille et ma grand-mère continue à l'alimenter. On coupe les virages, on rit. On s'enfonce dans les bois, on s'enfance encore un peu tout en sachant que le loup reviendra.
Qu'il soufflera plus fort.
Et qu'on fera avec.




jeudi 26 septembre 2013

Chère chère Marue

Je vous écris de ma rue.

Ma rue... Je comptais cet été, sur mes doigts... Marue... Ma-rue a changé sept fois en dix ans. J'ai toujours eu cette sensation forte pourtant d'arriver dans ma-rue. Et ces huit rues sont toutes ma-rue à la fois. Que j'y revienne ou pas. Et ces huit rues ont toutes un nom, un surnom, prononcé à voix haute, ou pas. 

Pour la première fois depuis que j'ai quitté la maison familiale, à dix-sept ans, avec une trouille bleue, une envie folle, un cafard monstre, une curiosité infinie, une joie vive et toutes ces choses qui prennent de la place, mais qu'on trimballe avec soi de lieu en lieu, je me dis que peut-être je vais apprendre à battre mon record d'habitation, deux ans. Même si ça me parait toujours étrange cette idée de s'installer un peu. D'avoir peut-être des proches qui le sont aussi géographiquement. Cette envie apeurée, c'est le boulot, c'est le bordel des déménagements, c'est l'appartement biscornu et lumineux. C'est celle de vivre à toutes les échelles, du local à l'international, c'est le constat qu'il me faut du temps parce que je suis plus habile fileuse que tisseuse. C'est savoir de l'autre côté des chemins de fer la maison de Marie-A au jardin anglais et ses enfants incroyables, c'est savoir quand il y a des soirées jeux, s'inscrire aux cours de Charleston, avoir des numéros pour des ateliers d'écriture. Et puis forcément, c'est cette nouvelle figure de Ma-Rue.

Alors voilà, dans ma rue, il y a de grandes dalles sur lesquelles les voitures ne roulent pas mais sur laquelle des pietons marchent nuit et jours. Il y a des marchés avec ce bruit caractéristique des gens qui prennent le temps, qui attendent, qui discutent. Il y a un théâtre, et ce n'est pas rien. Dans ma rue, il y a ce salon de thé dans lequel j'ai bossé, écrit et parlé, dans lequel j'ai commencé les Squelettes, bien avant d'y habiter, dans lequel il y a toujours trois sabliers et un biscuit aux pralines. Dans ma rue, il y a des passants, des habitués, des piliers de comptoir, des étudiants, des punks à chien, des fêtards, des joueurs, des traînards. Il y a souvent de la musique qui passe par les fenêtres ouvertes. Et quand il ne pleut pas, il y a cette odeur terrible de gaufre liégeoise qui me fait toujours penser à la gare de Gent. Il y a des douceurs à intervalles réguliers. Dans ma rue, il y a la crèmerie d'à-côté tenue par une ancienne fermière, il y a la chocolaterie d'en bas où je me fournis en tablettes intenses, la boulangerie d'en face et son pain parfait pour accompagner les produits des deux autres échoppes. Il y a des lycéens à la pause déjeuner. Il y a un peu de tout. On y trouve des chaussures rouges, des jeux de société, des nouilles sautées, un genre de vroca cokolada, des bouquins de propagande religieuses, des marches pour s'asseoir, des cafés pour parler, des bières, des figurines de princesses, des pendules à faire tourner. Dans ma rue, on peut rejoindre d'autres veines, d'autres artères, emprunter un passage parfois désert. On peut se sentir battre contre la pierre et résonner dans l'espace, en même temps. On peut longer la rivière, en songeant un instant qu'on descend vers le fleuve, et après vers la mer. 

Voilà c'est ça ma rue, j'allais dire qu'elle ressemble a toutes les rues, et ce n'est pas tout à fait vrai. Je l'aime bien, quand même, et quand j'y reviens, le soir, se côtoient encore l'émerveillement et la familiarité.

La rue d'or. La rue dort.
Impossible de vous le dire en entier.

Je suis toujours très embêtée quand on me demande d'où je viens. J'ai dix réponses en même temps et je ne sais pas laquelle choisir. Je ne sais pas s'il faut dire où j'habite, où j'ai habité, où j'ai grandi, où ont grandi mes parents. Je ne sais pas si on attend de moi un quartier ou un département, un continent, une ville, une région. J'ai envie de dire à la fois la ruelle, les montagnes, les champs, la rue d'Elise, la place aux arbres, la charmille venteuse, la fou, la rue aux luxes et volets jaunes, la place aux pierres apparentes et cette rue d'or. Souvent, je réponds "Mes parents habitent dans le département * " pour trancher. Mais je me sens pousser des racines comme d'autres des ailes. Même parfois où je n'habite pas. Cette impression, celle de rentrer à la maison, qui m'arrive à la fois, chez moi, chez certains amis, dans des lieux familiers, une gare par exemple. Cette impression, toujours aussi forte, au demeurant.  

Les choses sont démultipliées sous le singulier. C'est ce que j'essaye d'expliquer à ceux qui décèlent mon manque d'aise. Rien n'est simple pour moi. Rien ne va de soi. Pas parce que je suis compliquée. Mais parce que tout est complexe, tout est multiple. Ramifié. Démembré. Parce que chaque conversation, chaque question ruisselle de possibles qui s'ouvrent là devant. Qu'il faut sans cesse, trancher, choisir et ne pas regretter. Que cette infime hésitation suffit à me décrédibiliser. 

Alors j'apprends à choisir. A dire "Ma rue". A savoir qui je ne veux pas embrasser. J'apprends le silence et le singulier. Et le possessif que quelque part j'aimerais savoir abandonner.

Devant moi l'autre soir, deux hommes marchent et se mettent à danser. Je veux dire, danser, pour de vrai. Ils n'ont pas entendu, derrière, mon pas léger. Deux hommes qui se mettent à danser, quand je rejoins ma rue, et que ça a un sens. Et même une unité.

mercredi 18 septembre 2013

"Un bouquet de houx vert..."

Dans une classe il y a une élève électrique. On dirait qu'elle s'appellerait Lila. Qu'elle aurait un minois de jeune fille de bonne famille, et le nom qui va avec, que son visage serait toujours renfrogné, tout froissé et l'air d'avoir envie de fuir ou de déchiqueter. Lila dessine très bien, surtout quand il faudrait pas, elle a les yeux collés au sol, au plafond, à la table, à tout sauf à votre regard qui l'interroge. Elle est très forte pour se taire, pour ne pas répondre. Et quand elle lâche quelque chose, c'est toujours entre ses dents, un peu agressif. Elle est énervée, on dirait. Mais tout le temps.

Je ne sais pas pourquoi Lila est en colère. Je n'ai pas lu son dossier, je n'en ai pas parlé à son prof principal, je ne suis pas sure qu'on puisse m'expliquer comme ça, devant la machine à café, la colère qui vibre sous les mots retenus de Lila, ses bougonnements, ses sourcils froncés et son air ramassé. Je ne suis pas sure qu'on puisse l'expliquer, et je crains que toute tentative de le faire ne me mette moi-même en colère, parce que ce sera réducteur, parce que ce sera imbécile, parce que je n'y pourrai surement rien. Je ne sais pas quoi faire face à Lila. Je suis démunie parce que je n'ai pas encore fait le tour de la forteresse, que je n'ai pas trouvé la boite aux lettres pour y amorcer une conversation. Alors, je tiens sur l'essentiel, et pour le reste, je fais confiance au temps, pour un regard à travers une fenêtre, une porte entrebâillée, un geste de la main depuis un soupirail. 

A l'improviste, ce matin, c'est Victor Hugo qui a trouvé pour moi une porte ouverte. Victor, il faut dire, il me trouve régulièrement des portes, des fenêtres, des boites aux lettres, des lieux à partager avec les élèves face à moi. Pour qu'on soit un peu moins en face et un peu plus ensemble. Pour qu'il y ait un sens à tout ce temps qu'on passe dans les mêmes pièces, en neuf mois. 

Je distribue le début de "Demain dès l'aube", sans les deux derniers vers. On lit, on fait des hypothèses, on relit, on relie, on se délecte des images, on cherche des traces. 

Je sais, la moitié des profs de français ont sans doute déjà donné CE poème dans leur carrière, la plupart des élèves l'ont lu au moins une fois, si ce n'est quatre ou cinq. Et il y a tellement d'autres poèmes qui attendent en silence, enfermés dans leur couverture empoussiérée... Pourquoi alors ? J'ai cent réponses ou aucune. La force de l'amour paternel, la surprise de la fin, les évocations, la métrique parfaite, les voiles, le nom Harfleur qui semble si irréel aux élèves, l'or, le chemin, le rythme qui grandit dans le matin... Le fait est que quand j'ai distribué la fin, alors que la sonnerie retentissait, il y a eu quelques exclamations. Certains un peu tristes, d'autres simplement contents d'avoir résolu l'enquête. 

Et puis, il y a Lila, qui m'agrippe le regard et me dit "Je l'avais lu en primaire". Je découvre sa voix, plus claire, et ses yeux, plus longtemps. Je l'encourage : "ah oui ?". "Oui, je me rappelle, la fin, j'avais dessiné une tombe avec des fleurs... je me souviens de la bruyère, ça, la bruyère en fleur". On discute une minute, avec Lila. De poésie, de dessin, de la mort de Léopoldine. De la bruyère en fleur. 

On ne sait pas ce qui remue chez nos élèves au contact des textes, des images qu'on leur donne à lire. Depuis le début de l'année, on a brassé des choses, déjà, l'adoption, le remariage d'un parent, le lien à la mère, l'éducation, les amoureux séparés pour une guerre, l'impossibilité de partir alors qu'on en crève d'envie. On a parlé d'éducation, de voyage, de lettres d'amour, et d'un père sur la tombe de sa fille. Et souvent, on ne sait pas comment ça résonne, comment ça peut valdinguer à l'intérieur. Comment ça résonne et ce qui restera de tout ça. Une règle de grammaire, un bouquin, une expression. J'espère juste qu'ils sauront ce que c'est, ce sentiment d'être retourné par une oeuvre d'art. D'être interrogé, d'être consolé, d'être encouragé, d'être moins seul face à soi, au monde et au bordel que ça engendre. Quelle que soit la couleur, le personnage, le mot qui les bouleverse. Parvenir à l'essence, au poème des choses. 

Ce matin, on y vient, quand c'est la poésie qui ouvre une brèche dans les murailles et qui fait que soudain, à quelques mots grincheux de là, on partage l'essentiel, l'or du soir et la tombe d'une fille. Quand je découvre complètement abasourdie le sourire triste de Lila, que quelque chose se fendille aussi.


La bruyère en fleur, bien sur, quoi d'autre ?



dimanche 15 septembre 2013

Déranger le monde

Aussi loin que je me souvienne, j'ai considéré que je faisais partie des seconds rôles. 
Florilège : 

"Je ne suis pas de ces gens
De ceux que l'on admire
De ceux que l'on écoute
Sans réfléchir"

"Mais je ne fais souffrir personne
Quand le train siffle ou l'heure sonne"

"Je ne suis pas jolie, et charmante encore moins
[...] Je suis une imposture, souvent"

"S'intéresse-t-on jamais vraiment aux seconds rôles ? [...] Un peu moins beaux, et intelligents. Un peu moins compliqués. Un peu plus lisses ou naïfs. [...] Enfin, moins brillants. Mais se demande-t-on à la fin du film ce qui arrive à ce bon faire valoir ? J'aimerais écrire, être une voix des seconds rôles [...] J'écris pour accepter et m'assurer que dans la médiocrité il y a assez d'humanité pour que ça vaille le coup. Pour que je vaille le coup."

J'ai changé les adjectifs au bout de mes pendentifs et de mes boucles d'oreilles. 

Insignifiante          Laide               Transparente              Fade              Maladroite

J'ai mis du cœur à les faire teinter aux yeux de tous. A bien convaincre chacun que j'étais petite, toute petite, malgré mon imposante silhouette, et qu'on pouvait circuler, qu'on pouvait disposer, y'avait rien à voir. Et pour entendre les dénégations des proches, pour recevoir pleinement les compliments, il faut avoir confiance en soi comme en ceux qui les envoient. 

N'avoir pas la prétention de mériter qu'on s'y arrête. Craindre de déranger le monde en toquant aux portes, en pleurant aux épaules et en riant aux éclats. Se poser des questions tout le temps, avoir si peu de réponses que la seule attitude possible est l'observation. Acquérir le réflexe de la fuite, pour ne pas risquer de faire défaut le jour où quelqu'un s'appuiera un peu trop. 



Alors les lèvres proches qui m'encouragent au premier pas un soir d'été au bord de la rivière, alors le corps de T. dansant contre le mien sur le plancher du préfabriqué, alors les mains qui battent dans la salle à peine rallumée, alors le grand bras d'honneur qui demandait du courage, alors les doigts du Silex taquinant mes mollets, alors, alors, les oiseaux dans le ventre dont je replie le chant couvé au fond des poumons. Vous pensez bien que je les voyais pas. 

C'est peut-être pour ça que les gens sont surpris de m'entendre chanter. Les poumons atrophiés de la prématurée ne sont pas si souvent grands ouverts. 

"Qu'avril bourgeonne ou que décembre gèle" n'être pas fière, ni contente, pour paraphraser Richepin.  Je ne vous laisserai pas me rassurer, je n'accepterai pas vos vestes quand le soir est frisquet, et je ne sais pas bien si c'est par peur de me retrouver soudain les pieds froids ou par nécessité de savoir survivre sans béquille et sans radiateur. 

C'est en ces heures d'automne que je vois combien j'ai la fuite chevillée au corps, combien j'ai l'esquive collée au front, combien j'ai l'entorse inscrite aux pieds. Aussi loin en dedans que les marches de Colette dans l'aube et dans le "bleu originel". La présence de Mélie dans ces moments d'or-fèvres, où les états des lieux ne sont pas détrempés par la pluie, pas dissous dans le thé, pas dilués dans le vin, me permet de dire à voix haute ces chemins sinueux dans la vie et dans le vide, parcourus à voix basse. 

Oui, j'ai toujours su que j'étais un second rôle. 

Mais au delà de cette conviction jetée sur le papier ligné du Student shop il y a eu les premiers ateliers d'écriture, les voyages multiples où les traits s'affirment en se frottant sur la voie, les rencontres de halls, de pubs, de cours, de trottoirs. Il y a eu le baiser électrochoc du Pravda, le mémoire, et les lettres folles de L.A.G. Il y a eu les mots de travers et les regards bien droits, la carte des "bouts de choses de la [FélixeB.] vue par [S.]" et le nom d'Annie Saumont dans un mail. Il y a eu un nez de clown, sept déménagements en huit ans, des larmes dans des (amphi)théâtres, des poussières d'Asie centrale, un nombre incalculable de bières belges, un garçon à l'éclat dans l'oeil. Il y a eu Seydoux, le sanctuaire d'Apollon au petit matin résonnant du Gnothi Seauton, des pierres-pavés et des pierres-doudous. Des lecteurs, des auditeurs, des confidents. 
Jusqu'au salon, aujourd'hui, et aux yeux d'A. un peu écarquillés. 

Réapprendre avec surprise que je résonne. que j'ai une voix qui se suffit. Que je n'ai pas besoin de faire valoir d'autres que moi. 

Que la vie, oui. 
       la vie ouiouioui
la route aussi. 

Peu importe alors d'être un second rôle quand il y a des académies de super héros, des projets qui se proposent, des poèmes de voyage dans la salle de classe, une lettre plus émouvante que tout ce que j'aurais pu imaginer, des squelettes, un recueil à coudre, des odeurs de gaufre liégeoise et de pain grillé, un soupir d'accordéon dans ma voix qui se trompe, de saines colères, des étals sous la fenêtre et le théâtre qui s'étire au matin. C'est pas très grave, si le monde n'est pas tout à fait net, s'il est dérangé



"Je peux mourir maintenant", me suis-je dit en finissant sa lettre. 

Avant de me reprendre. 

"Ou tout l'inverse". 

dimanche 8 septembre 2013

Corbeaux

Des nuées, autour d'un arbre,  qui tournoient, haut, bruyamment. J'en vois de temps en temps. Toujours avec cette impression qu'ils sont là pour moi. De même que les solitaires que je croise dans les champs, sur les barrières, sur les murets, semblent me saluer. 

C'est ado que le corbeau est devenu une figure importante d'un de mes textes. Pourtant, je ne connaissais pas vraiment le poème de Poe. Et puis je n'étais pas gothique, obsédée de la noirceur. Mais de l'ombre, de la nuit, pas de doute. La nuit bavait jusque sur les lèvres, une chanson mise en musique par mon amie Celar peut en attester. Une nouvelle qu'elle souhaitait illustrer aussi. Enragée tellement de cette vie qu'on m'obligeait à vivre le jour alors que ça faisait mal aux yeux. 

Le corbeau est devenu un emblème intime, sans savoir pourquoi, comment. 

Bien sur, il y a le jeu de mot. Il y a les corps beaux et les corbeaux. J'avais choisi mon camp. Choisi est à moitié le mot. Je me savais être de ce camp, physiquement, mais aussi viscéralement. Je me serais damnée pour savoir ce que ça voulait dire, être belle, même une journée.  Même un instant devant un garçon, devant une fille, derrière le miroir. Pourtant, par fierté, parce que ça me rendait parfois triste à me diluer de tous les côtés, parce que je savais qu'il allait falloir tenir comme ça, parce que je ne pouvais rien y changer, je n'ai rien fait pour "m'arranger" comme on me suggérait de le faire. Je ne me coiffais pas, je ne portait pas de vêtements ajustés, je ne me maquillais pas au delà de l'occasionnel fond de teint.  Bon, c'est vrai, j'ai fait des régimes qui m'ont joyeusement dézingué la silhouette et le rapport à la nourriture. A défaut d'être un beau corps, j'étais un corbeau, et c'était ma manière à moi d'être un prologue de femme. Et puis il y avait cet interlude de La tordue- Moi dans l'arbre- que chantait M. dans les couloirs du lycée : "T'es fou, tire pas. C'est pas des corbeaux, c'est mes souliers !"

Le corbeau, plus tard, dans le poème de Poe, sur un piquet de Galway, dans les champs de Bourgogne, dans l'arbre vers la maison. Toujours la chansonnette de l'adolescence, qui parle de festins de mets et de mots, de faim, de désir, de fringale, de chair, de mie, d'émaux, d'émois. 

L'été dernier, il m'est revenu dans les plumes à un concert d'Antony and the Johnsons. Celui où j'ai plu toute la soirée. Quand Antony est entrée sur scène avec ses yeux maquillés et son long vêtement noir, sa silhouette défiant les esthétiques actuelles et les frontières des genres, j'ai eu l'impression de voir un corbeau. Vous savez, ces corbeaux, avec leur bec énorme et leur plumage d'un noir presque bleu, leur air emprunté, qui paraissent au premier abord laids, et qui soudain, sans explication, incarnent une grâce insoupçonnée alors que demeure ce qui apparaît comme difforme, baroque, maladroit. Alors qu'Antony incarnait "Swanlights", qu'il était soudain corbeau et cygne en même temps, sans compromis, sans artifice, sans dénégation, j'ai été frappée par cette idée folle. L'esthétique du corbeau me touche, me totem, me protège parce que c'est celle qui m'est accessible. 

Apprendre que ne pas être corps beau ne m'interdit pas le beau, voilà qui parait simpliste ou naif à n'importe quelle personne ayant grandi dans cette certitude de sa beauté, de ses appâts, de ses attraits. Dans la confiance des regards admirateurs ou dans la conscience de la conformité des traits à ce que l'oeil de nos sociétés attend. Mais ce fut une révélation. L'été qui suivit fut autant marqué par l'orage de la veille que par cette soirée bouleversante. Certains amis qui m'ont croisée cet été là, sachant que j'étais célibataire, m'ont demandé "oooh, tu es radieuse, tu es amoureuse ?". Et ça me faisait rire parce que tomber amoureuse ne m'allait jamais bien au teint. "Oui je suis bien, mais ça n'a rien à voir, c'est à cause des corbeaux" n'ai-je pas osé répondre. Je me suis mordu la lèvre, en disant non. 

Allez expliquer ça...

Le long de la route qui m'emmène au travail cette année, il y a un oiseau écrasé sur la route, noir. Ce corbeau écrasé me fait comme les hérissons au ventre ouvert, l'impression que le sort m'envoie des piques et me donne un coup de lame. L'oiseau a une aile en l'air qui dessine comme une roue ou un éventail. Son corps écrasé et cette aile tendue comme un appel, comme un tableau hugolien, entre monstruosité et idéal. Il me rappelle à cette esthétique des montres, des pas beaux corps, des bleus au corps, des bleus au noir. Et curieusement, de la tristesse fuit un regain de confiance. Quand j'arrive on me demande ce qui se passe, si j'ai fait bonne route. 

Allez expliquer ça, que c'est à cause des corbeaux... qui vous croira ?