lundi 22 janvier 2018

Lumières chroniques 6 : Oublier les bougies

Je les regarde, tous ceux là. Tous ces chers de mes vies diverses. En train de bavarder, plus ou moins près du buffet, que je m'efforce de remplir. Il y a des bribes de grandes conversations, de petits riens, de bêtises, de découvertes. Toujours surprise de cette capacité des gens à s'entendre, si facilement.

Étonnament, ça fait écho.

Étonnament ?
Pas tant que ça. Pas si surprise, finalement.. Mais de l'émotion droit dans les dents. Celle de voir l'adolescence côtoyer la trentaine toute fraîche, de mélanger le lycée où j'étais élève et celui ou je travaille. Celle de voir ceux avec qui je suis venue dans cette ville, la première fois, cette ville où je n'avais aucune raison de venir habiter un jour, discuter avec ceux qui me donnent envie d'y rester.
Aucune ? 
Peut-être que si. Peut-être que le théâtre, la musique et la danse, l'horizon le long du fleuve, les maisons à colombages. Peut-être que les Romochovas et les rires qu'on a plantés, les pas de danse emmêlés dans les rues qui peinaient à se déserter ont poussé, en souterrain, n'attendant qu'un retour pour éclore.

Je serais bien incapable de dire de quoi on a parlé et de quoi on a ri. Je crois qu'on a à peine dansé, et chanté un peu fort. 

Il y avait les présents, et leurs cadeaux. Fille gâtée. Pourrie tu crois ? Peut-être, mais. Peut-être pas.
Des objets. On pourrait dire que ce ne sont que des objets, et bien sûr, ce n'est pas vrai.

Je glisse ici et là d'un groupe à l'autre. Je les regarde, les yeux écarquillés et le ventre retourné.

Bien sûr, je vois glisser sur le parquet les silhouettes des absents, les khâgneux, la coloquinte, les Erasmus, la meilleure amie de l'enfance, No, Celar, le frangin et la très-belle-soeur. Je trinque silencieusement à leur santé.

Et pourtant, même si la chair de ces très chers manque dans le petit appartement, il y a l'étrange sensation de cohérence. De voir des centaines de moments emboîtés comme si c'était cohérent. Et d'avoir le droit d'être à la fois toutes celles que j'ai été, toutes celles que je suis. Rassemblées, la fille aux cheveux hirsutes et aux pantalons népalais roses et la femme qui met du rouge à lèvre rouge. Rassemblées celle qu'on appelle Madame, celle qui répète "j'suis pas une fille", celle qui serre sa putain de tristesse comme un doudou, celle qui pourrait hurler sous les déferlements de joie, celle qui s'excuse tout le temps, celle qui sait chanter en public, celle qui voudrait s'extraire du monde, celle qui respire mieux dès qu'il y a des copains, celle qui est inapte à la socialisation, celle qui est maladroite, celle qui sait tisser des liens, celle qui danse en pleine présence, celle qui n'est jamais d'accord avec son corps, celle qui est forte quoi qu'on en dise, celle qui a peur de tout, celle qui se pourlèche de la nuit sur la peau, celle qui écrit et celle qui vit.

Dans la cuisine, il y a un garçon. Ou un homme. Ou un arbre. Qui prépare des mojitos. Je le regarde discuter avec l'Homonyme, avec la chère Em, Sandilla, Cil, et les autres. Je le regarde prendre sa place dans cette mosaïque là. Comme il m'émeut, comme son rire résonne et comme ses mots vibrent. Comme ça m'attrape, comme ça me renverse.

Alors je pense à toutes celles que j'ai été, et qui me composent encore, dans les recoins du corps,  persuadées que j'étais trop ou pas assez, que j'avais rien à offrir et tout à perdre. Celles qui ont grandi avec dans le ventre, comme une lame, cette certitude musclée de l'impossibilité. Je leur souris, et je les berce, je les rassure, les console comme je peux. Pas d'illusion, les certitudes ne se bousculent pas aussi aisément, et les doutes ne se laissent pas toujours balayer. 
Pourtant parfois, il y a des mots ou des regards, comme des tempêtes, qui viennent percer les digues, les remparts, les murailles, toutes les fortifications et les attirails qu'on avait construit autour. 

Pourtant parfois, même quand on a pas de cheminée, et qu'on oublie les bougies, quelque chose luit, joyeusement, dans le foyer

1 commentaire:

Amélie a dit…

pfiou l'émotion
tu sais comme j'aurais aimé en être !