lundi 27 janvier 2014

Ce qui a été (à nouveau et en fragments)


Le carnet offert par C&A (pas le magasin, mais les très chers), ramené de Bilbao, va toucher à sa fin. Les pages blanches s'amenuisent entre les quotidiennes (irrégulières) et le cycle d'ateliers d'écriture. Une transition s'amorce, donc, forcément. Quand le carnet change, la vie un peu aussi. 

Ces deux dernières semaines, le changement a la rime facile. Il s'entend comme un rangement. Les tris, le bazar qui s'étrille, les chaussettes solitaires remerciées, les vêtements trop petits libérés de leur attente conditionnelle. 

C'est dérisoire, ces signes de la puls(at)ion qui revient, de la rivière qui frémit sous la glace et recommence à serpenter entre les os. C'est dérisoire, mais. Ne pas glisser la glacière sous le tapis, la poussière sous le lapis. Se le coller aux yeux, sans circonvolution. Ce n'est pas là encore mais ce n'est plus hors de portée. "Rayonner" revient dans les mots des collègues et des amis, et l'oreille surprise s'en réjouit. Le calme et, avec lui, la joie. Ces deux mots ensemble me font toujours l'effet de deux pièces de puzzle différents, mais force est de constater qu'ils s'appellent quand même, de temps en temps. 

Le calme et tout frais, comme une peinture neuve, dont il faut prendre soin. Cela s'érafle vite. Un reproche professionnel qui rappelle les retards et terreurs à peine apprivoisées.Un moment au milieu de tous les livres que je souhaite lire, et qui devront attendre, dans une petite salle de mon cerveau, bien sagement assis, à côté de la peur de perdre l'envie des mots et de la pensée. Jung, Lacan, Kandinsky et Klein, Arendt, Bourdieu, Ritsos et Césaire. Au hasard des yeux sur les rayons, la tentation est grande de me faire oublier du monde quelques temps, juste pour lire. Et il y a cette pensée pour ces deux ans que j'ai envoyés, en pièces détachées, et dont je crains le retour. 

Dans ces moments là, il faut jouer de tous les muscles pour ne pas abîmer plus ce qui est construit, pour ne pas céder à la tentation du vieux linge, de l'auto-apitoiement, du sabotage organisé. Il faut prendre des crayons aquarellables, et puis repasser sur les contours, avant d'unifier au pinceau. 

Ou alors, il faut aller assister à des rencontres autour de la traduction, écouter des sons se verser dans des vases divers, essayer de se redonner de nouvelles contenances, de dire la même chose sans pourtant rien garder de l'origine. Il faut relier, relater, relayer. 

Les relations, des histoires, toujours un peu récupérées ailleurs, et pourtant renouvelées.

Sous les verrières, les statues renvoient les poèmes et les mythes, les récits épiques ou désespérés. Au sous-sol, on déguste les mots, les originaux ou leurs moulages, alors que le maté escalade la bombilla. Dans le chant en arabe qui s'étire, les coups et frémissements de la voix font l'effet d'un filtre. Ensorcelant ou révélateur, qu'en sais-je ? Ils font passer l'instant à travers une surface et longent vers d'autres dimensions. Je repense au maté que l'on doit faire passer dans le sens anti-horaire pour bousculer le temps, pour le ralentir. Et donc, Lewis Carroll.

Avec S. aux même tables de bois, plus tard, les mots toujours, les mots encore, et l'émotion, et le réconfort et tout cela de beau. (Je me répète mais).

*


"... ma reine, ma reine..."

Les deux mots et leurs intonations me reviennent en tête, en cercles brisés... Je cherche les traits effacés.

"... ma reine, ma reine..."

A défaut de mots, je me rappelle que c'est la voix de Celar qui les porte.

Je cherche en vain, le reste. L'air de sa bossa nova me revient. Mais tout le reste m'échappe. Je connais beaucoup de chansons de Celar, celles qu'elle a cousues de pied en cape, celles qu'elle a reprises, mais étrangement, celle-ci s'échappe, et ne laisse qu'un parfum (de camomille ?).

Et moi je cours derrière, comme on essaie d'attraper un ruban, ou un cerf-volant.

Elle a commencé ce récital à deux voix (et quelques) guitare en main, il a annoncé un poème Odysséen, Et puis les accords, comme des autorisations de retrouver la mémoire et d'être frappée, une nouvelle fois, en pleine grâce, en pleine face.

"Je serai à la traîne, ma reine, ma reine..."

*

C'est l'été qui se poursuit, l'espace d'une journée, la lumière de Sète, et celle du jour qui se lève sur le Parnasse, derrière le sanctuaire d'Apollon. Γνῶθι σεαυτόν. 

 *


Des fois je me demande comment tu vas. 

Je t'ai vu, il y a quelques jours, tu te baladais dans un de mes rêves comme si de rien n'était. Comme si ça ne faisait pas des années qu'on ne s'était pas vus. Tu avais l'air bien, même si je ne me rappelle plus trop ce que tu fichais là. 

Je t'enverrais bien cette question mais je ne sais pas où te l'envoyer. Ce n'est pas que je n'ai pas d'adresse, c'est que j'en ai trop et aucune qui convienne. La familiarité impersonnelle et un peu vulgaire de fb, l'intimité du texto, la grandiloquence d'une lettre... 

How are you supposed to walk in, genuinely, and to ask ? How is it possible to contact you without raising questions, suspicions of schemes and agenda, when all that was said for years was benighted, obscure, unsure, blindly translated. Every and each word is an overtone. 

Cette semaine, donc, je me demandais comment tu allais. Je n'ai pas de réponse, mais l'appel de cette femme qui t'est proche et que je n'ai pas vu depuis quelques années me fait sourire. Il ne te concerne pas, mais a tout à voir avec toi.

*

Je ne crois pas aux signes à proprement parler. Mais je suis certaine que des choses font écho avec les interrogations et les sujets qui nous traversent, et qu'on ne cesse de sélectionner ce qui nous préoccupe, pour décider d'un chemin à travers la forêt. Qu'il faut savoir écouter la voix qui dit "c'est un signe". Pas parce que "c'est un signe", mais parce que ça veut dire que ça, au milieu de tout le reste, nous a sauté aux yeux, qu'on en a fait des liens, que ça a un sens. Le Petit Poucet ne cherchait pas des indications magiques, il partait à la poursuite de ses propres traces, effacées par les oiseaux nocturnes.

 Pourquoi cette bossa, là, qui semble me parler encore, et que je ne déchiffre pas ? Peu importe, quelque chose se libère. Pourquoi ce jour là ? Pourquoi ton visage, comme ça ? Pourquoi cette semaine ? Rien n'a de sens, mais il faut bien consteller, comme les enfants qui relient les points. Rien n'a de sens intrinsèque, faut-il ajouter. Mais celui que nous dessinons, aux crayons aquarellables ou au feutre, en est-il diminué de n’être qu'un trait de nos mains ?

(Et donc Lewis Carroll)




*

Dans le train qui me ramenait une fois de plus vers la ville de nuit, je lisais la correspondance de Virginia Woolf et de Vita Sackville-West. J'ai pensé à Celar, que je venais de voir, à l'évidence des mots, des bras, et des regards, aux livres prêtés, aux mots des femmes pour d'autres femmes, et à une discussion, devant la table d'une petite calle de Murcia. Dans les premières lettres Virginia est en Espagne. Je lève distraitement les yeux sur le lieu d'émission de la quatrième lettre.
Il est écrit "Murcie".

*

En rentrant, j'apprends que les éditeurs Bruno Doucey et Muriel Szac font une lecture-échange "Sous le soleil de la Grèce" à Lons-le-Saunier. Décidément, décidément l'été, des ruelles de Sète aux marches du théâtre de Dionysos, en plein mois de janvier. S'y ajoute le Jura, bien sur. Bien sur.

*

Tourner en rond, presque. S'il n'y avait ce décalage infime. Tourner en rond dans le Mandala, et puis parfois, faire un pas de côté. Le mouvement spirallaire, celui du symbolisme grec, des labyrinthes, mais aussi de Vézelay, celui de mon travail avec les élèves et celui de mon travail d'écriture.

*

Définitivement, c'est l'été qui sautille soudain dans l'hiver.





mercredi 15 janvier 2014

L'Hiv(r)er partie 2

...

"A part dire 'tu es là'
Que peut-on dire de toi ?"

Dominique A





Je suis revenue à la maison, qui commence vraiment à frémir. Oui, je les quitte toujours à regret, mais je n'ai jamais peur de ne pas savoir les retrouver, un jour ou l'autre. Je pars avec un peu plus de clarté, d'énergie et de confiance.

A la maison, donc, dans Marue, de nuit, avec un grand sac à dos, des heures de train, et mille autres bricoles sur la peau. Je glisse sur la ville, dans la nuit, le vendredi. On commence à se connaître mieux, la ville et moi, la nuit et moi. Je me sens rentrer à la maison, les poumons plus clairs, et presque pas de soupir dans la voix.

A l'appartement, il y a une chouette qui veille les yeux fermé, une chouette avec un nom, pour ne pas avoir à tout recommencer encore pour habiter ici. En décembre, enfin, il y a des choses qui se sont déposées sur les murs. des photos, de lambeaux de passés, de possibles futurs, des projets et des chamboulements. De la couleur, devant le bureau, quelques figures de l'inspiration, quelques questions données en khôlle qui datent de l'autre vie, de la Kh et de la rue d'Elise pour ne pas oublier de douter. Des cartes anciennes avec des mots, tirés des carnets, des poèmes, et des chansons, sur les sentiers vers ici, sur les lieux qui continuent de me passer sur les pores. Les lieux et les gens qui me font la peau, sous forme de carte, d'énigme. Qui brodent l'envie d'aller voir ailleurs si j'y puis. Qui frôle aussi ma joie de rester un peu ici.

 A des kilomètres de là il y a les mails qu'elle m'envoie avec des liens vers les lieux pour mes presque-poèmes. Comme ça. Comme si c'était évident qu'il fallait qu'ils partent et qu'ils parlent à d'autres. Il y a la route qu'ils parcourent parce que la batterie est en panne, pour qu'on puisse manger ensemble quand même, et que je puisse serrer le frère avant qu'il ne vive son propre décollage, avant de se revoir dans quelques semaines ou mois, dans un autre pays. En Bretagne, il y avait la voix de Noï sur mon répondeur. Je pense à elle, des années plus tôt dans cette ville où je vis, parce que demain j'irai voir Antigone avec mes élèves. Plus tard, il y a eu d'autres voix, d'autres mots, ceux de Ch, ceux de Co. Vous savez, toujours ce trucs des gens qu'on ne voit pas pas pendant des mois mais qu'on retrouve toujours sans avoir à tâtonner.

Sur la table en bois, le papier pour l'origami, les animaux totem, qui naissent sous mes petits doigts ronds aux ongles un peu trop longs. Il y a quelques sourires d'élèves inattendus, et un week-end sans énergie. L'envie de temps et de solitude pour boire le plafond à la menthe, les étoiles de la tasse dans les doigts, pour se tacher la peau à l'encre délébile, pour se corner les yeux aux pages des livres. Quand la radio défaille, ma voix tient et s'ouvre : ils n'y sont pas pour rien. 

Avec des confiances comme ça, ai-je d'autres choix que croire en moi ?

Tout ça qui s'infuse dans les jours de "reprise". Il faut repriser les vacances comme des béances, des espaces ouverts ostensiblement. Et ça perce la peau. Mais ça permet de se tenir à des choses aussi. 

Ce soir, j'ai un an de plus. Bon, en fait, j'ai juste un jour de plus, mais il y a un chiffre qui tourne au compteur. Les petits messages à dos de corbeau me viennent, souvent inattendus. Ce qu'il y a de bien quand on est nul en dates, c'est qu'on s'émerveille de ceux qui y pensent, qui envoient un petit signe. Mais qu'on n'est pas heurté par les silences. Alors même si je ne verrai personne en dehors de travail, si ni la vodka ni la bière, si pas les bougies, et si que les voix des 4e3 pour chanter, si tout ce qui pourrait paraître triste ou pitoyable depuis le regard de ceux qui ne sont pas dans mes os

                              c'est bien.



Aujourd'hui, j'avais un jour de plus, et un rendez-vous qui me fichait une peur toute bleue. Aujourd'hui, j'ai un jour de plus, et je sais être bien, seule dans cet appartement, où il y a un accordéon, des cartes anciennes et de la poésie à portée de main. Un jour de plus et je sais encore, comme hier, qu'ils sont comme les lampadaires quand l'eau et la nuit s'étreignent et que je marche au bord de la rivière, ils bienveillancent tellement que cela ne peut que se refléter aux tréfonds de mes fleuves.

Un tout petit jour de plus, et voilà qu'ils tombent, les mots qui disent l'estime, la confiance, la reconnaissance - après les batailles sangl(ot)antes des deux dernières années, ça a un goût de récompense, et de sucré. Un tout petit jour en plus, et il pleut à nouveau à l'intérieur de la voiture, devant ces champs que j'ai frôlé de honte et de douleurs deux ans avant. Il pleut de soulagement, et un peu de fierté, il pleut d'arriver là, enfin, comme on arrive après une traversée, sur un rivage, et qu'on ose enfin s'appuyer de tout son poids sur la terre. Il reste à marcher.

Aujourd'hui un petit jour de plus, oui, c'est con, de faire un check point les jours d'anniversaire. Mais c'est bon de sentir qu'il n'y a rien à prouver, pour ce soir. Regarder le petit jour tout bête où l'on a mis les pieds en se disant "alors, je suis là ? Chouette."

J'avais un jour de plus, et je dois bien admettre que je vois de moins en moins de raisons de ne pas accueillir quelques jours de plus.





ndlr : Le "aujourd'hui" du billet n'est pas le "aujourd'hui" de la publication

mardi 14 janvier 2014

L'hiv(r)er- Partie I

"Je ne vois pas l'oiseau
Renonçant à siffler
Dans le labyrinthe"

Guillevic






Cela a commencé quelque part sur l'autoroute, avec la radio magique. Cette radio là, elle programme essentiellement (exclusivement ?) de la chanson française. Et à chaque fois que je l'écoute, il y a des trucs qui m'arrivent en pleine gorge. Des chansons qui ont fait ma vie à une époque ou à une autre, des chansons que je ne connais pas (mais en fait c'est comme si). Cette radio, on ne la capte pas de chez moi, mais je l'écoute quand je rentre à la ruelle, de ce point là de l'autoroute à cet autre. J'ai essayé une fois via leur site web (archaïque), sans succès. Je n'ai pas réessayé. Je crois que ça reste une radio magique aussi parce que je n'y ai pas accès sur commande, parce qu'elle est associée à ce morceau de goudron là.

Donc, c'était là, sur la route que je faisais pour la troisième fois en deux jours. La vacance. La route délivre quelque chose de la précipitation des obligations quotidiennes. Je me répète beaucoup à ce sujet, parce que je sais que c'est peine perdue, mais que je veux quand même essayer de dire cette importance des moments de conduite solitaire. (Et bon sang, j'aimerais ne pas penser aux clochers de Martinville et  à Proust en écrivant - Amour et épuisement des palimpsestes....) La gratitude peut-être de savoir que parfois, il n'y avait que les doigts roses de l'aurore dans leur gant de goudron pour faire tourner le mécanisme rouillé et permettre à la machine de remuer encore. Non, je n'exagère pas. Il y a toujours quelque chose qui traîne au bord des routes, dans les caniveaux du ciel ou le ruissellement des prés. La lumière sur un panneau en métal ou un morceau de tissu rose à la lisière de l'horizon, la boue sublime qui imite le ciel, sans en être dupe, juste pour rire, des tempêtes de corbeaux ou de merles. Il n'y a rien de plus banal, mais ce n'est jamais tout à fait le monde qui attend au bord de la route. C'est inépuisable. Il suffit d'y plonger les mains et les yeux et d'accepter tout ce qui vient, les vers de terre et les dorures qui crament le rétroviseur. 
(Je crains tellement qu'on ne reçoive ces mots comme un émerveillement de seconde zone, quand rien ne ressemble moins au joli que le beau... -Yolande Moreau l'a encore murmuré dans son dernier film- quand rien n'essore plus, ne tord plus les sangs que la beauté... Quand le ravissement est un enlèvement, ni plus ni moins. Connerie d'impuissance langagière, tiens. Bergson, arrête de faire le malin, je sais que tu m'avais prévenue. )


Ce jour là je rejoignais un repas de famille, le premier d'une longue lignée qui me permettrait encore cette année de voir tout le monde. Un peu miraculeusement. J'avais commencé par vous raconter tout un tas de petites choses de cette première semaine de "Fêtes", mais cela me semble si banal et si uniquement intime à la fois, que je ne laisse que quelques impressions fugaces : la plus grande simplicité des moments quand on ne se force pas à être heureux, les choses un peu plus vraies que par certains passés, l'évidence et la présence de ces moments à cinq, au fond de la ruelle avec des jeux et des papilles qui frisent, le coeur qui explose quand M. appelle J. "soeur" de sa voix qui cabosse encore les mots maladroitement, le rire qui explose quand R. regarde mon frère fasciné lui raconter des histoires d'indiens ou quand L. invite tout le monde à danser avec sa machine à lumières, l'émotion quand J. que je n'ai pas vue depuis des mois me demande si je me rappelle la chanson de la Grenouille, IAM qu'on fait tourner dans la voiture parentale, la joie de parler avec le frère très tard dans la nuit et de ne pas me mettre à pleurer - enfin.

Pour le reste, je m'abstiens et que j'appuie sur le petit "Suppr".


Un autre matin, j'ai recommencé une autre vacance. J'ai pris la voiture, après avoir eu tellement la trouille de ne pas partir. Voilà quelques années que je rêve des côtes bretonnes en hiver. Cela a commencé avec Guillevic, et le besoin de Carnac hors saison touristique. Ce voyage là, je ne l'ai toujours pas fait, mais il viendra en son temps. Toujours est-il que cette année, l'idée avait parlé à d'autres. Et quand j'étais incapable d'organiser quoi que ce soit, ils ont tout pris en main avec tellement de grace et d'efficacité, sans se froisser de mes silences.



La veille du départ, j'étais couchée, amorphe, prête presque à renoncer. Et puis non, je suis partie, dans la voiture, le premier train, le métro 6, le deuxième train, le troisième train, la voiture noire. Je suis partie loin de chez moi tout en ayant un peu l'impression de rentrer à la maison. Ils me font toujours ce double effet, ceux-là. L'exotisme et la familiarité, vous savez. Je suis arrivée de nuit, vers l'incroyable maison de briques. C'est L. et T. qui m'ont dit que c'était là, et c'était bien. Ils m'ont dit aussi, en avançant la main dans le noir, que là-bas il y avait la mer. Et j'ai regardé loin dans le noir, pour voir un peu la mer, pour la sentir. Dans le salon, il y avait Mélie et A. et c'était bien. Il manquait Verte, j'ai senti sa place qui soufflait autour de nous. Mais la perspective de la voir, même brièvement, avant de rentrer a rendu le souffle moins froid. Plus tard, à Bercy, il ne fait pas froid non plus, en partageant un repas sur le pouce et beaucoup beaucoup de mots. Sur le frigo non plus, il ne fait plus froid. 


Nous avons vécu là, attendant l'arrivée de S. depuis le Japon, une nouvelle fois. Puis celle de C. que je ne connaissais pas. Nous avons vécu au rythme des départs et des arrivées, de la mer qui venait croquer les rochers sur la côte, comme un poumon, au rythme du jeu labyrinthique en bulle, des tablées gargantuesques, au rythmes des mains qui s'affairent sans se gêner dans la cuisine, des lectures, thés, et moments d'écriture même irréguliers. Il y a des bouquins qui traînent sur la table, à côté des cadeaux de S., des bougies, des ordis, et des tablettes de chocolat, d'une petite bouteille de vernis à ongles.  On a vécu comme ça, au rythme d'une certaine tranquillité, de la lumière d'hiver, celle horizontale des après-midi parce que celle du matin arrivait trop tôt pour nous rencontrer. Il y avait de l'eau, de la boue, du vent, de la lande, tout ce qui suffit. Il y a l'Auberge Espagnole, et des morceaux de passé, sans regret ou fausse nostalgie, sans qu'il ne prenne un instant la place de ce présent, un film l'après-midi et les discussions à toutes heures du jour et de la nuit, dans le salon, la cuisine, au bord de la mer. Et puis le silence, dense, quand nous sommes tous les six dans les canapés et fauteuils, affairés chacun à ses pensées, des échecs aux poèmes, des mails professionnels aux bouquins inlachables, des projets indicibles aux jeux sur tablette. Et la possibilité de ce silence là, à six, si dense qu'il ne demande pas à être ouvert ou brisé, ce silence sans gêne, joyeux, présent, me parait miraculeux. Je m'arrête d'écrire pour les regarder, et bon sang, ce qu'ils sont beaux. Ce qu'ils sont beaux dans ce silence sphérique. La tendresse cascade soudainement, au dessus de tous mes rebords, au delà de mes limites. Je pourrais regarder la scène plus longtemps, mais je me remets à mes Squelettes avec ce sourire involontaire plissé par l'émotion. Je peux retourner vivre tranquille. 

C'est bien. 


J'essaye depuis quelques jours de parler de ces deux semaines là, de toucher à quelque chose d'unique et de général, mais rien de vient, vraiment, que ces bribes de sensations, que ces images. Je commence à comprendre des trucs que je ne sais pas dire à haute voix. Par exemple qu'il me semble que les gens que j'aime sont les gens dont j'arrive à sentir la poésie. Pas le cliché qu'on a de ce qui est poétique, hein, pas les sonnets barbants de Ronsard... Mais les endroits où il posent leurs silences, leurs rythmes, leurs gestes miniatures, leurs sons, leurs figures. Leur mystère, leur unicité, leur intraduisible nature, que je ne me permettrai jamais de forcer, piller ou simplifier. Et leur petite musique, ces notes qui font qu'après un mois ou après douze, nos mains ne se gênent pas dans la cuisine, qui font que s'il y a des hésitations, la confiance ne s'évade jamais. La bienveillance.

En fait, quand on me demande comment c'était cette semaine, la seule chose qui me vient, c'est ce constat unique :




C'était bien. 




Il a besoin lui aussi de beaucoup de silence pour peser tout son poids. 




Voilà, j'étais en Bretagne avec les Erasmus, et c'était bien.








jeudi 19 décembre 2013

L'épopée (minuscule)

Il y a des jours où c'est la mouise. Où c'est à l'intérieur de la voiture qu'il pleut. Ce sont les jours où on remâche le geste ennuyé ou le mot blessant d'un élève, les jours où j'ai l'impression de merder, grave, les jours où le réveil sonne trop vite après le retour d'une réunion et les dernières copies, les jours où on ne sait plus par quel bout prendre les mots, les jours de mépris, les jours d'abattement et de désespoir, les jours de çasertàriendetoutesfaçons, les jours où quelque soit le bordel personnel, il faut être là et convoquer pour 30 l'énergie qu'on n'a pas pour soi, les jours où les collègues sont chiants ou indélicats, cons aussi parfois (on est toujours etc), les jours où on pourrait vendre père et mère pour un instant de vrai vide, de vraie vie libre, les jours où même la nuit est envahie par le boulot, les jours où on se dit "Vie de con !", les jours où on se lève en murmurant "mourir !", les jours où la batterie commence à clignoter dangereusement et où on s'attend, à tout moment, à tomber en rade, à tomber raide, et à définitivement devenir cintré.

Ces jours là, il y a toujours quelqu'un pour dire : Mais pourquoi tu ne quittes pas ce taf ?
Moi la première.

Ces deux dernières années et demi, je me suis sérieusement posée la question. Oui, c'est vrai, pourquoi je ne quitte pas ce taf ? Après tout, je pourrais le faire ailleurs, autrement, mieux, je pourrais faire autre chose, je pourrais vivre différemment. Je veux d'ailleurs être sure qu'un jour je vivrai différemment. J'ai cent vingt trois autres choses à faire. 

Mais pas maintenant.

Parce que ce taf, comme vous dites, c'est l'absence de routine et la surprise permanente. Parfois c'est une grosse baffe dans la gueule Et parfois c'est L. un bavard bien blasé qui demande aux autres de se taire parce qu'il écrit un rap et que "non mais c'est vrai c'est important". C'est une classe de 4e rock'n roll captivée par l'histoire de Jean Valjean. C'est J., un 1ère avec lequel l'année a été très compliquée, qui soudain, dans un cours sur le Journal d'un condamné à mort se met à dire des choses si justes. C'est P. cet élève au français fragile qui écrit une lettre à un prisonnier bouleversante. C'est la classe de 4e relou de mon année de stage qui devient une classe rassurante. C'est une classe de 4e tellement démotivée et pénible qui aujourd'hui lâche soudainement quand je leur demande comme toujours ce qu'ils pensent du texte, qu'il est bien. Cette classe qui ne comprend pas mon air surpris : "Ben oui madame, vraiment, il est bien". 

Parce que ce taf, c'est parler de littérature et de langage tous les jours. Et si c'est souvent un défi périlleux, il y a la gourmandise. Celle des textes fétiches. Celle de pouvoir un jour de grande fatigue, se mettre à déclamer du Racine en sentant le frisson, c'est s'emporter un peu trop en parlant de poésie. Savoir que je suis naïve de croire que parfois, ça change un peu des choses, d'avoir les mots. De savoir apprivoiser le silence qu'il faut pour lire. C'est ce truc absolument incroyable qui fait que si la plupart des élèves sont profondément emmerdés par la lecture, ils ne sont jamais à l'abri d'être renversés par une intrigue, un personnage, une phrase. Et qu'ils aiment les histoires, qu'ils aiment entendre lire. Qu'il y a alors un silence religieux qui me surprend toujours. C'est les 3e ennuyés qui, après une séquence ratée sur Antigone choisissent avec soin le passage à lire à voix haute, en y mettant tellement d'eux même.

Parce que ce taf, c'est vivre aux côtés de ces ados souvent imbuvables mais qui sont quand même drôlement attachants. Comme D. qui enfile son attitude relou-puissance-10, mais qui vient volontiers discuter à la fin de l'heure de rap, de sport, d'orientation. Comme Surfeurdesprés pas mal paumé, mega provoc, toujours borderline, mais dont les moments d'intérêt et d'analyse sont intenses. C'est les gaillards, les ricaneuses, les snobs, les flemmards, les rebelles qui me balancent certainement quelques injures bien planquées les trois quarts du temps, mais qui ont cet air surpris et heureux, tellement candide, quand on les félicite de quelque chose, quand ils savent qu'ils ont compris. C'est cette classe qui me charrie, à qui je le rends bien, avec qui je souris sans doute un peu trop, mais que voulez vous, ça pousse tout seul. Oui s'ils m'envoient parfois des droites bien plantées, il y a une forme de tendresse, aussi pour ceux qui poussent devant nous le temps d'une année. 

Parce que contrairement à ce que les gens disent, c'est un boulot loin d'être coupé de la "réalité". On les voit tous les jours, ceux qui mangent pas assez, ceux qui s'élèvent tous seuls, ceux qui se font frapper, ceux qui sont alcooliques à peine 13 ans passé, ceux qui n'ont envie de rien, ceux qui vivent avec un ou deux parents en danger de mort imminente, ceux qui ont tout perdu, au fur et à mesure, qui n'ont plus rien à perdre et pensent n'avoir plus rien à gagner, ceux qui partagent leurs chambres avec quatre personnes, ceux qui ont d'autres priorités que se laver, ceux qui n'ont pas les mots et qui prennent les poings, ceux qui ont été nourris au sexisme/racisme et à l'homophobie, ceux qui se méprisent avec violence, ceux qui n'ont confiance en rien ni personne, ceux qui n'ont pas 1€ pour la sortie à l'opéra, ceux qu'on a foutu à la porte, ceux qui ont des parents friqués mais jamais là, ceux qu'on a abandonné un jour, ceux qui bossent dans les champs après l'école, ceux qui voient pas pourquoi on peut avoir envie de voyager, ceux qui sont brillants mais détestables avec les moins vifs. Toute la misère du monde, oui. Ca serait in-supportable s'il n'y avait aussi de la beauté cachée derrières les illusions en haillons. Cette lumière là, elle sort tous les 36 du mois, mais bon sang, elle fait mal aux yeux. 

Parce que ça tord le ventre, ça tord le ventre le petit mot suicidaire d'M. glissé avec une punition ou la petite phrase de L. qui évoque la maladie, la rédac de N. qui parle d'une femme battue ou Lila la revêche qui s'effondre en plein cours. Oui ça tord le ventre,aussi, voir certains s'envoler vers un bouquin ou se mettre à l'écriture. Parce que ça essore, le mélange d'ennui et de passion, d'humour, de colère, de provocation, de mépris et d'émerveillement. Ca flatte parfois, souvent ça interroge. Rien n'est sur. C'est insupportable mais c'est ce qui fait que les papillons... les papillons, bordel, les papillons pour rien, un mot, une main levée, un "bonjour" plus jovial ou un air concentré. 

Parce que ça tord le ventre, quand on a plus envie de dire "ce môme" que "l'élève" parfois. Et que je m'en fous si certains trouvent ça déplacé ou ridicule, gnian gnian voire dangereux. Je peux pas faire comme si ça faisait rien, d'avoir environ 140 ados devant soi toutes les semaines. Comme si ça tordait pas le ventre d'être là, tous ensemble, même quand c'est violent ou dur, mais quand ça fatigue, qu'on n'a pas choisi, qu'on voudrait chacun rentrer chez soi et ne jamais revenir, même quand c'est épuisant, que ça semble inutile, qu'on se demande si l'enfer n'est pas pavé de bonnes attentions. C'est de l'émotion, en barre, dans laquelle on se mange sans cesse les dents. 


Je ne quitte pas ce taf parce que l'année des larmes, il y avait quand même des aubes jamais pareilles et des arbres dans le rouge du petit jour au premier étage, qu'il y a les mots dont on sait déjà qu'on ne les oubliera jamais qu'il soient des lames ou des perles en collier. Parce qu'il y a les mains qui font des coeurs dans le bus, en contre-jour, des conseils de lecture, des papillotes qui volent et des poèmes à se dire. Parce qu'il y a parfois un -s au pluriel et un -é  au participe passé, parce qu'il y a des "l'arme à l'oeil" et un "Madame, la Thénardier c'est une maladie ?". Parce que c'est surréaliste, et incompréhensible de l'extérieur. Que ce soir, même après une nuit de deux heures de sommeil, des troisièmes pénibles et une collègue désagréable, je peux écrire des plombes sur le sens de la classe, de cet espace qui n'en n'a pas, qui en a mille, dont je n'arrive rien à dire. 

Je ne quitte pas ce taf, parce que ce n'est pas vraiment "un taf".

C'est une épopée (minuscule mais quand même).



"We ride, tonight.. we ride, tonight... Ghost horses"

mercredi 11 décembre 2013

Tessons et cailloux #13 -Les pins-cembres toujours verts de décembre

"[...] Does it do you good
To have known it in your bones, directable,
Witholdable at will,
A first blow that could make air of a wall,
A last one so unanswerably landed
The staked earth quailed and shivered in the handle ?"
Seamus Heaney - District and circle



Si la bibliothèque de la poésie et du théâtre est dans le salon, à côté du canapé, c'est que dès qu'il fait blanc, baroque,  (ou tout autre météo qui déséquilibre les sens), il suffit d'ouvrir un recueil de poèmes pour que tout respire mieux autour. Lire quelques vers, comme on si on les sirotait, qu'on les laissait descendre en torrents glacés dans la gorge. Ou bien lire quelques vers comme si on les sifflait, avec une brulure et une grimace, parce qu'il faut quelque chose de fort, d'intense, un remontant. Les prendre au hasard, avoir les mains qui tremblent.

Après le mois de novembre tunnelaire, droit dans la mort, les échecs, les looses aux différentes échelles, il y a quelque chose qui continue de vibrer, dans la plaine. ("Alors, soudain, tout au bord de la plaine..." voilà ce qui se chante dans le salon désert, puis au bord du Rhône alors que le soleil plonge). C'est toujours surprenant, cette faculté des choses à oscilloscoper, à continuer de bouger, même au ralenti, sous la neige. Et puis ces trucs qui se mettent à  jouer le grand-huit, la comédie, la tragédie, le trop, le plein. Les haut-le-coeur, cela fatigue. Mais cela porte et allège aussi.

Dans la semaine, de beaux cygnes sur les lacs givrés de décembre. Il faut accepter les belles choses.C'est parfois moins facile qu'on ne le croit.

Sur le bureau, elle jette deux papillotes. Lila, vous vous souvenez ? Sans les sourires courtois, sans l'enrobage poli ou les mots trop gracieux. J'aime mieux ça. Elle les envoie vers ma trousse alors que j'accueille encore les autres élèves. Quand elle repart, je lui dis merci. Elle râle presque "de rien", comme si justement, ce n'était rien. Mais je suis sure de l'avoir surprise, une fraction de seconde, à sourire. Presque rien, assez pour que personne n'en soit un témoin catégorique.

Dans la salle-café, la plus petite des deux salle des profs, mais la plus agréable, on discute. M-A arrive en me souriant, sans rien dire et me tend un petit sac orange des mille et une nuits. Dedans, un porte-clé. Comme ça. Juste parce que. Le pub un vendredi soir, et la difficulté d'arrêter de parler, dans la nuit.

En rentrant, ma boite aux lettres est ouverte, il y a un paquet. Je serais bien occupée à être en colère contre le postier. Mais j'ai confiance en mes voisins Et je suis trop impatiente de savoir quel goût aura décembre.

L'ordinateur fait lui aussi glisser de petits volatiles, ceux de la présence de Celar, juste avant les heures dans sa ville. Enfin, sa ville du moment. On discute de la possibilité de se voir, de se boire un thé, avec des douceurs, avec de la douceur. Cela me frappe de réaliser à quel point elle me manque, même si je ne le savais pas, à quel point il me tarde de la voir, entendre, et prendre dans mes bras. De poursuivre cette conversation longue de huit ou neuf ans qui n'a pas peur des silences ou des pauses. Ce n'est pas si souvent. Juste après, je suis émue. Je trouve que c'est beau, que tout en moi apprenne instinctivement à cacher ce sentiment là, pour que l'on puisse chacune vivre sa vie, pour qu'on ne se fasse jamais de reproche injuste même en pensée. Pour que ce soit toujours au dernier moment qu'on se souvienne d'à quel point c'est important ces retrouvailles là, quelque soit le nombre de mois depuis le dernier mot. Et je trouve beau que ce soit juste au bord de se revoir que cela réapparaisse, pour qu'il y ait cette joie éclatante, cette anticipation qui fait sourire à peine la pensée surgie. Je me permets de dire que c'est beau, parce que je n'y suis strictement pour rien.

Dans la nuit, en marchant pour rentrer du cinéma, il a son nom sur l'écran qui parle de Bashung, de la nuit, et d'une conversation que j'avais oubliée. Il y a l'attention, celle de donner aussi les bonnes nouvelles.

Dans la ville que je n'habite plus, mais que j'ai mis trop de temps à apprivoiser pour songer à m'y sentir encore étrangère, il y a S., la chère S. et les mille vies que nous avons vécues ensemble depuis 10 ans qui sont toujours là comme un sous-texte, comme un tricot, un chandail bien chaud, qui nous permet la familiarité, l'intimité. Les choses pas belles, pas avouables, pas montrables. Mais les victoires petites du quotidien, et les énormes avancées, aussi, beaucoup. Les douleurs grandes ouvertes et les joies grandes offertes. Le théâtre qui nous relie, nous relit même au dimanche matin, quand on parle d'Ariane, d'Oedipe, et du Petit Poucet. La chère S. et les mille vies qui nous restent à vivre. L'éclat qui perle. La belle S. que je sens fleurir malgré ses doutes. On se blottit devant un film connu par coeur, avec (un peu trop) de crèpes au (un peu trop de) nutella. On se dit des statuts surréalistes. Un jour, prochain, il faudra aller s'estomper des verres. Un jour prochain, une lecture ou une pièce. La hâte d'un siphon, d'ainsi font font font, comme les enfants quand dans la nuit le rire s'enfuit.


Et puis, j'attends au bord du carrousel, sur une chaise de métal coloré. Je regarde Jules Verne tourner, et l'enfance topique, typique, qui passe, pas trop vite. Le futurisme passé, désuet. La peinture qui cache mal la modernité, mais qui essaie, pour les formes. Je regarde les enfants monter alors que le soleil d'hiver me lance ses flèches. Je regarde les parents qui proposent, les minots qui refusent, et se dirigent soudain d'un pas décidé. Cela me serre le coeur. Se rappeler qu'un choix crucial dans la vie c'est de savoir si l'on va prendre le cheval qui monte et qui descend, l'avion miniature parce qu'il est trop beau, ou le ballon parce qu'il peut tourner. Se rappeler ses choix, comme des impératifs. Le tour de manège ne sera pas le même sur le dos de l'autruche, sur celui du tigre ou dans le sous-marin, eux le savent, et moi j'ai l'impression de l'oublier. Cette exigence de la vie, "je ne veux pas [...] me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sure de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite. Ou mourir."(Anouilh) Cette exigence. Celle des carrousels.

On en parle lorsque Celar arrive. De la vie qui change, de la ville qui change, du temps sacrifié au travail. De cette violence des transitions qui nous amènent ici, des lieux quittés, de la vie fourmillante qui fout quelques baffes au passage et des mois de novembre détrempés. Ce qui est fou, avec Celar, c'est qu'on arrive là, chacune avec nos fils emmêlés pleins les bras, avec cette fatigue des premiers moments de l'hiver, avec les frustrations du monde adulte. Et puis, qu'on pose tout ça sur nos genoux, au bord du quai, dans le soleil horizontal de l'hiver et le froid qui grandit sous la buée des mots. Et puis qu'on démêle, qu'on tricote. Et que toujours, quand l'heure nous rappelle aux obligations, il y a de l'énergie comme après une sieste au soleil. Je me demande parfois si Celar comme S. ne sont pas de ces très rares amies silex. On peut arriver chacune hermétique, refroidie, vide ou encombrée. Et le contact, ravive une flamme, remet l'envie au coeur, range l'embarras superflu.

Celar emploie le mot "solaire" et comme je ris, comme je ris sur ce quai. De ce mot, de moi, de l'autre amie au même prénom, et de nos autres discussions. On regarde un instant nos petits fantômes d'adolescentes errant dans cette ville que ni l'une ni l'autre n'avions jamais habitée. On regarde un instant nos petits fantômes d'adolescentes dans la ville que j'habite aujourd'hui - on ne se doutait pas, pas du tout, que cette rue dans laquelle on dansait quand tout était fermé, que cette rue là... Mais on reste peu sur le passé. On continue de tisser, des mots, de la traduction. On parle un peu du futur, de l'Asie et de Sète, d'Arles, de l'oiseau indigo et des éditions Cheyne. Au bord de se quitter, on se dit l'essentiel, on se demande l'impossible. Il y a des aveux, peut-être parce qu'il fait presque noir. On se chante des choses, tout bas. Quand on se lève, on a les pieds froids, engourdis. On n'avait pas senti venir la nuit.

En revenant chez moi, entourée de ces lampions d'une fête sans programme, assez de photophores pour affronter la semaine tunnel. Je repense à un autre décembre, avec d'autres femmes, sous un chapiteau jurassien enneigé, à se nourrir de la chaleur vibrante de Martha High. Il y a des choses délectables, outrageusement. Comme avoir des cembres en hiver pour survivre à novembre.


(Et ce fragment nocturne)

"La somme des instants n'aboutit à rien
Inutile survie - la mort est très surfaite
Il n'y avait rien avant et rien non plus après

La nuit ne t'en veut pas d'être :
C'est le jour qui se venge de toi."
Ananda Devi, Quand la nuit consent à me parler


jeudi 5 décembre 2013

Novembre aux montagnes russes : A-Symétrie, A-Syberie, A-Symphonie

"La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent."

Relire ces mots de L'Homme Révolté de Camus.
Et voilà que le cerveau s'étoile en tous sens, voilà que les synapses s'affolent et que je glisse en plusieurs exemplaires le long des brins de laines tissés depuis des années.

[Un mot m'échappe, je n'ai plus que l'image... Vitrail ? Non, ce n'est pas le mot que je cherche, pourtant, le vitrail me ramène à la même image de cohérence et d'éclatement. Par instant, le mot me saute à la figure, mais il retombe trop vite pour que je puisse l'attraper. Le voilà enfin. Kaleidoscope.]

Relire ces mots, et voir soudain le kaléidoscope.
Le Maintenant de Guillevic. "Maintenant ton visage / Est marqué par les pierres". M.B. qui parle de la main tenant l'instant. De sa fulgurance, de l'infini. Il y a aussi une part de gateau au chocolat dans un appartement parisien, vers les Gobelins, partagé en deux, dans un temps arrêté. Les discussions sur Camus, superposées. les mails-aurore avec Mélie, alors qu'elle se levait et que j'allais me coucher. La cuisine dans la banlieue d'Athènes, chez des couchsurfeurs, où nous parlons de politique, de cinéma ("Je suis né d'une cigogne was my favorite movie. Gatlif. I was just thinking, myyyy, this guy is a genius, my master you know!"), de poésie, d'engagement, de Camus, de Céline. (Et du coup, l'image de mon frère et le "LFC - Le Voyage..." restés des mois sur MSN). Magritte et le "réflexe d'homme vivant" (et les nuages).

Je vous épargne le reste, c'est sans fin. Les mots comme ça, ceux qui ont tellement de force qu'on voit le blanc de la page se resserrer autour pour faire de la place à l'encre, ceux qui rendent ce blanc indispensable parce qu'il faut de l'espace pour résonner, raisonner, s'empreinter, ce sont des noeuds, des nerfs emmêlés sur lesquels on peut tirer et qui font tout venir, du couple de poissons rouges un peu tartes qu'on aurait appelé Schop et Nauer, aux Insurréctions singulières.

[Voilà, déjà beaucoup trop de mots alors que je n'arrive toujours pas "to the point. Reprenons.]

"La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent."
Relire ces mots de L'Homme Révolté de Camus.

Le présent, cher présent, est-il possible vraiment de lui faire l'offrande totale des jours que l'on passe, de ceux qui nous trépassent ? 

Novembre a commencé dans l'ambivalence entre la joie de retrouvailles belges et la menace de la maladie et de la mort. 

Maintenant que novembre termine, je ne sais pas où le mois est passé. Je le cherche autour, mais voilà que je vois devant le seuil de décembre, et derrière, un espèce de tunnel avec quelques éclaircies. 

Il y a eu cette perte, ce moment debout devant le cercueil, l'émotion de voir leurs nez rouges, leurs joues sillonnées. L'émotion de penser à ce qu'elles vont devoir vivre, elle, elle, et elle. L'empathie. Il y a quelque chose de très banal dans ce rituel de la mort. Un parcours balisé. Le moment où forcément, on se dit "si cela m'arrivait, s'il mourrait ? ou lui ?".L'interrogation nécessaire sur l'absurdité de savoir qu'on peut s'époumoner, on va tout droit vers la boite. Les réflexions clichées, les réflexions à deux balles sur la vie et la mort, tout ce qu'on se dit pour se rassurer et qui n'a pas de sens. Mais comme rien déjà n'a de sens, il faut bien accepter, lâcher prise,  et trouver quelque chose pour s'appuyer quand on a le vertige. Les pensées ridicules qui donnent envie de rire nerveusement, comme cette prière qui est celle chantée par Caroline dans Nos jours heureux. C'est insupportable, cette apparence de la banalité. Parce que derrière ce parcours balisé, il y a une vie unique. Pas celle dont j'étais le plus proche soyons honnêtes. Mais une vie unique pour ceux qui me sont proches. Et la perte de tous ceux qui sont là ne peut être banale. Ce qui les déchire, maintenant, ce qui leur manquera, ce ne sont pas toutes ces choses générales attribuables à tous. Non, au contraire, ce sont tous ces détails uniques. L'odeur d'un pull, celle des pizzas dans le four à bois, la manière de rire un peu rauque, la sensation de la main sur le bois, le bruit du marteau dans un établi, une certaine tonalité, un reflet dans les lunettes.  Il y a le tiraillement entre ce qui s'arrête et ce qui doit continuer. 

Et puis tous les trucs nuls, lui et son genou, la terreur d'un soir à la vue d'une bille sous la peau, l'abandon d'une collègue, l'ordi qui hiberne et le marchand de gaufre qui rentre à l'intérieur et nous prive de cette merveilleuse odeur. 

Au travail, les problèmes qui s'empilent, le harcèlement, l'alcoolisme juvénile, la falsification de carnet, les accusations infondées, les pétards qui explosent, les copies rendues trop tard, les visites trop fréquentes dans les bureaux, les vagues de copies interminables (environ 700), les cours qui ne passent pas toujours, les travaux non faits, les désintérêts, les provocations. Pourtant, il y a des moments de grâce. Vraiment. Et tout le dawa autour. 

Heureusement, il y a quelques remontées en flèche, les menues choses et les grandes, de l'atelier d'écriture aux rencontres, d'une soirée au pub à un concert de rap puissant, de discussions dans la voiture aux mots qui me poussent à l'écriture, par trois fois, d'une lettre de LAG à la lumière contenue dans un sac orange des mille et unes nuits. Du sourire de certains mots au regard d'un homme. Des gestes et des mots pour se rappeler qu'il y a des choses qui valent qu'on s'obstine encore un peu.

Au delà de tous ces oscilloscopes, décembre arrive sans que je n'ai rien vu venir. Aujourd'hui, le marchand de gaufre est sorti de nouveau.Il fallait bien ça pour entamer la fin de l'année infernale. Qu'on en finisse, et qu'on reparte.

Ce sera une plage, encore une fois tu sais. Le tout dernier jour et le tout premier. Ce sera une plage. 

samedi 30 novembre 2013

Voix de femmes #1

{Ce soir, j'écluse des vieux brouillons, le post d'avant commencé il y a quelques jours et celui-ci quelques mois]

"Je marche - nue - les pieds - nus - les jambes - nues - sur la lagune"

Deux notes répétées au piano, qui m'épiquent tout de suite, et lorsque les cordes arrivent, tout bifurque, tissant autour de cet élan initial un peu angoissant. Très vite, une voix simple, presque distante, pour évoquer cette sensation d'absolue nudité, de vulnérabilité aussi. Et ce constat qu'au delà des grands discours, une violence, un vol, nous ramène à un essentiel. L'amour, l'argent, le vent. A l'image des notes du début, léger malaise des vérités sobres et bien peintes qu'on n'aime pas entendre. Il est assez intrigant que ce soit justement cet album là qui ait tourné dans la voiture au moment de l'accident. L'amour l'argent le vent ? Enfin, je crois.  

"... ça laisse des traces indélébiles..."

Barbara Carlotti a cette voix suave, un peu (dé)voilée, et ces notes lancinantes taillées pour les heures de route, de nuit comme de jour. Quelque chose d'organique mêlé avec un peu de divin. Oui, les voix aériennes - somme toute un "aaaaah" assez ordinaire - du début de "Ouais ouais ouais ouais", posées sur ce rythme terrien, carné, m'émeuvent terriblement. Ne pas avoir à choisir entre le rythme évident du corps accroché au sol, et l'aspiration à quelque chose de diaphane, de soyeux, de délié. Piano, percu, voix, chœur. Quoi d'autre pour la nuit ? 

-

"J'ai fait des pieds des mains pour te plaire..."

Plus tard, à cause de France Inter, le roi des forêts m'a hypnotisé pendant quelques jours. Le démarrage électrique, in medias res, de la chanson comme de l'album a tourné des heures, son titre s'est gravé sur un tronc quelque part, loin, et puis je suis partie sur un coup de tête l'acheter pour le dévorer entre les arbres de mes trajets quotidiens. Dans ce court laps de temps à chanter avant de rejoindre la salle de classe terrifiante de l'année dernière, ce chant comme un chant de travailleur ou de révolutionnaire, se donner du courage, affirmer un refus qui dans le silence parait peu convaincant. Et qu'importe que les histoires diffèrent, "débarrasse-moi" ! 

" Mes paupières s'accrochent aux branches - dans la nuit suis-je à la hauteur ? [..] En clair obscur je broie du noir sur les ruines du soleil..."

Et puis, le goût particulier de certains mots qui sonnent juste, comme ce Clair Obscur dont vous comprendrez peut-être la portée. Le goût aussi de la résidence à la villa Médicis, de la croisée des mondes. Du "salon des refusées" aux palais de la "renaissance". 


"Y'a que les corbeaux qui se rappellent... y'a qu'les corbeaux..."

A l'époque où j'ai acheté L'amour l'argent le vent, j'ai aussi fini par acheter l'album de L que j'écoutais en loucedé depuis des mois sur youtube. Cet album, plus franchement nocturne, accompagne comme un gant de velours les grandes émotions du soir, les tristesses et les désirs, les élégances et les élans. Les textes sont parfois à mille lieux de mes mondes, mais tous sont travaillés à la lame. Impossible de finir les vers à l'avance, et c'est bon signe en général. Quelque chose par contre, pardonnez ce jeu de mot facile, donne envie de finir des verres, les cils humides, luisants comme les trottoirs des nuits de pluie. Et puis, les corbeaux, ceux qui viennent souvent me saluer au bord des routes, ceux qui hantent mes yeux de lectrice et mes doigts d'écrivante depuis longtemps. Comment résister à un album qui commence par cet aveu "Mes lèvres sont mortes d'ivresse embrasées dans un tourbillon..."

"Puis tes yeux surtout, leur drôle de lueur, ma petite, ma douceur je me souviens de tout"

En écoutant "Petite", je souris en pensant aux questions cette année dans les yeux des gens. Avec cette histoire de mariage pour tous-tes, avec les manifs, on sent que l'interrogation est plus présente. Certains demandent franchement, d'autres détournent un peu, "tu rentres avec une copine ?", "tu étais avec qui à la manifestation ?", d'autres prennent des précautions rhétoriques nouvelles et se demandent d'où je parle quand je parle de lutte contre l'homophobie. Parfois je réponds, parfois pas. Souvent pas. Souvent je laisse les questions se poser parce qu'au fond la réponse à cette question n'importe pas.Souvent je fais comme si je ne comprenais pas (toujours cette facilité, faire l'imbécile pour fuir tranquille), parce que tant qu'ils s'interrogent et pèsent tous les petits éléments qu'ils ont pu saisir de moi au vol, ils ne se posent pas d'autres questions. Oui, c'est de la prestidigitation. 

Et je souris intérieurement, en voyant les comptes qui se font dans leur tête "bague au pouce + chaussures rouges - robes de soirée - maquillage + gay pride - amoureux d'enfance/adolescence - décolletés + manifs pro mariage gay - admiration James Thiérrée + vie sentimentale peu étalée au grand jour - bague à l'annulaire + féminisme - boucles d'oeilles - chaussure à talons + ... = ? Comme si on pouvait se contenter de compter les points. Tous ces calculs de l'apothicairerie des rapports genrés et des stéréotypes sexués font quand même doucement gondoler mes sarcasmes muets. Oui, je souris, ce n'est pas du jeu. Je sais que je perds des prétendant(e)s potentiel(le)s à ne pas m'afficher d'une couleur à grand renfort d'effets sonores, mais si le désir s'arrête à cette toute petite interrogation, il ne m'intéresse pas. Le fait même au fond qu'on puisse s'attarder à cette interrogation là plutôt qu'aux milles autres plus essentielles me laisse sans voix. 

"Pin-up de Pigalle aux allures de Madone... contrebande de Chanel, perle, poudre, Coco, gangster, demoiselle"