Quand on roule la nuit, sur les petites routes de campagne, et qu'il y a du brouillard, on se retrouve instant après instant comme au seuil d'une pièce très sombre dont les contours, les meubles, les murs, sont invisibles. On ne voit que le sol à ses pieds, et tout ce qui est familier, quotidien, su par coeur retrouve son étrangéité. C'est effrayant, on plisse le nez, les yeux, en vain. On ralentit un peu. Les soirs de peine, peut-être, on accélère, on fonce dans ce qui ressemble, instant après instant, à un puit, à une chute. C'est l’expérience d'Alice.
La nuit est tombée depuis longtemps. La plupart des volets ont été fermés, toute la journée. Pas d'autre lumière que celle de l'écran. Toute cavernée, repliée, en dehors du soleil et de la clarté Ne pas voir, ne pas regarder en face le contour des choses. Troquer le désordre contre le chaos, contre le brouillard nocturne dans lequel il faut hésiter à avancer.
Perdre les contours, perdre le sens, la direction, et se fondre soi-même dans le gigantesque magma qui défait toute forme.
Ne plus toucher à rien, attendre, se fossiliser. La douleur organique, la question sans fond, sans foi. Un chat de Shrödinger virtuellement en vie et mort à la fois - qui d'autre que moi, dans le salon éteint le sait ou s'en soucie. Le refus de l'agir s'appendice à tous les coins de ce corps, comme entouré de coussins, préparant le moment de l'impact. Enrobée de mille choses agglomérées sous les pas pour résister aux multiples coups. Le poids contre les poings.
Ni mourir ni devenir, selon la formule de Goethe. Il faut alors hanter l'ombre qui s'étend dans les pièces abandonnées, sous les voiles d'Isis et d'épaves morcelées, sans ailleurs véritable.
La peur s'est lapiazée.
Des cailloux dans les mains, des petites cuillers questionnées, une épopée du quotidien, des tapisseries aux pâtisseries...
mercredi 13 février 2013
vendredi 1 février 2013
Sirènes
Autour des roues, au long des routes, encore, les arbres les pieds dans l'eau. Partout, partout, la neige s'est retirée, pour laisser les arbres sol-îlots, que sol-îlots-que. .Sourire : les terrains vagues quand il flotte, c'est la moindre des choses. L'eau remue, me remous Mais comment rester dans le quotidien, comment garder les pieds sur terre quand les lacs improvisés, quand les mares de rue, prennent toute la place, appelant de leur voix ondine et terreuse ? (Terraquée.... Guillevic m'entends tu, encore? ) Ne le dites pas trop fort, mais je crois qu'il y a des sirènes dans les étangs éphémères de l'hiver.
Il y a des dizaines et des dizaines de copies que je n'ai pas envie de lire; elles me font peur. Peur parce que je sais que le temps à y consacrer n'est pas réductible, peur parce qu'à chaque erreur j'ai l'impression que c'est moi qui n'ai pas pas su. Alors que concrètement, non. Peur aussi parce que ce travail là m'ennuie et entame l'enthousiasme des autres choses chouettes comme les preps. Alors tout, tout est prétexte, paratexte, et la toile en premier lieu Tout est oubli, fuite fuite fuite. Pfuit, pfuit, pfuit. Et puis il y a des alarmes dans ma tête quand je vois les piles de copies. Ce sont d'autres genres de sirènes, les alarmes.
Parfois je me sens tellement plus forte, tellement plus pro, tellement plus solaire que l'année dernière. Et puis parfois non, devant cette classe qui me fait, il faut aussi le dire bien bas, à peine le murmurer, un peu peur. Devant un lui, une elle, devant le corps qui prend de la place, toujours plus, comme si la peau n'avait pas de limites. Et dans ce désert, rèche, des failles, des gouffres, quelques barbelés. Dans le film ce soir, un personnage dit, une fois, deux fois, "You accept the love you think you deserve" et je ne sais plus s'il faut sourire de cette phrase d'ado qui ne sent pas sous sa langue toute l'usure des mots ou s'il faut pleuvoir, pleuvoir autant que dehors, quand je rentre sans capuche et sans manteau. Si j'avais eu un masque, dans le noir, il se serait fendillé. Dans l'impression de progrès, il y a des sirènes, cachées, pour nous faire décoller, plonger. Pour oublier que le haut et le bas n'ont jamais existé.
Je trimballe les carnets, je les oublie, je les relis. Je tapote, je gratte, j'égratigne, je grignote. J'entends des choses qui provoquent l'élan, le grand animal me renvoie à ce qui en moi, est amoureux, ce qui en moi est écrivain. Même si les deux n'ont aucun lien. Juste, juste un tout petit peu, un succédané, une illusion, une peau de matin, d'amoureuse ou d'écrivain. J'entends ces choses, et puis je les écoute. Elles m'aident à être déraisonnable. A repousser la culpabilité. Quand le travail me cherche au coeur de la vie sauvage, j'imagine qu'il se consume, je fais des feux de pensées pour me chauffer le ventre. Après avoir contemplé le vide, je réajuste le maillot de bain, ce corps exposé sur lequel je tire encore, et je plonge. Vers cette chose unique qui advient dans l'eau, fusion avec le monde et sensation intime de soi, de son corps, de cette unité qui ne se laisse pas dissoudre. "Je suis pas en sucre". Je me laisse prendre dans le temps déformé des pages blanches et des notes de l'accordéon. Je n'ai pas pensé à acheter un métronome. Il y a dans les lettres qui se coagulent, qui se tiennent par le bras ou se poussent du coude, des sirènes, très jeunes, très vieilles, qui m’appellent intenssablement. Pourtant, peut-être sont-ce les seules qui ne me perdrons pas en route. Les seules à m'indiquer un chemin que je peux emprunter sans semer des bouts de moi pour m'y retrouver.
Il y a des dizaines et des dizaines de copies que je n'ai pas envie de lire; elles me font peur. Peur parce que je sais que le temps à y consacrer n'est pas réductible, peur parce qu'à chaque erreur j'ai l'impression que c'est moi qui n'ai pas pas su. Alors que concrètement, non. Peur aussi parce que ce travail là m'ennuie et entame l'enthousiasme des autres choses chouettes comme les preps. Alors tout, tout est prétexte, paratexte, et la toile en premier lieu Tout est oubli, fuite fuite fuite. Pfuit, pfuit, pfuit. Et puis il y a des alarmes dans ma tête quand je vois les piles de copies. Ce sont d'autres genres de sirènes, les alarmes.
Parfois je me sens tellement plus forte, tellement plus pro, tellement plus solaire que l'année dernière. Et puis parfois non, devant cette classe qui me fait, il faut aussi le dire bien bas, à peine le murmurer, un peu peur. Devant un lui, une elle, devant le corps qui prend de la place, toujours plus, comme si la peau n'avait pas de limites. Et dans ce désert, rèche, des failles, des gouffres, quelques barbelés. Dans le film ce soir, un personnage dit, une fois, deux fois, "You accept the love you think you deserve" et je ne sais plus s'il faut sourire de cette phrase d'ado qui ne sent pas sous sa langue toute l'usure des mots ou s'il faut pleuvoir, pleuvoir autant que dehors, quand je rentre sans capuche et sans manteau. Si j'avais eu un masque, dans le noir, il se serait fendillé. Dans l'impression de progrès, il y a des sirènes, cachées, pour nous faire décoller, plonger. Pour oublier que le haut et le bas n'ont jamais existé.
Je trimballe les carnets, je les oublie, je les relis. Je tapote, je gratte, j'égratigne, je grignote. J'entends des choses qui provoquent l'élan, le grand animal me renvoie à ce qui en moi, est amoureux, ce qui en moi est écrivain. Même si les deux n'ont aucun lien. Juste, juste un tout petit peu, un succédané, une illusion, une peau de matin, d'amoureuse ou d'écrivain. J'entends ces choses, et puis je les écoute. Elles m'aident à être déraisonnable. A repousser la culpabilité. Quand le travail me cherche au coeur de la vie sauvage, j'imagine qu'il se consume, je fais des feux de pensées pour me chauffer le ventre. Après avoir contemplé le vide, je réajuste le maillot de bain, ce corps exposé sur lequel je tire encore, et je plonge. Vers cette chose unique qui advient dans l'eau, fusion avec le monde et sensation intime de soi, de son corps, de cette unité qui ne se laisse pas dissoudre. "Je suis pas en sucre". Je me laisse prendre dans le temps déformé des pages blanches et des notes de l'accordéon. Je n'ai pas pensé à acheter un métronome. Il y a dans les lettres qui se coagulent, qui se tiennent par le bras ou se poussent du coude, des sirènes, très jeunes, très vieilles, qui m’appellent intenssablement. Pourtant, peut-être sont-ce les seules qui ne me perdrons pas en route. Les seules à m'indiquer un chemin que je peux emprunter sans semer des bouts de moi pour m'y retrouver.
jeudi 17 janvier 2013
Reproductions
La pâte à fixe a du mal à adhérer aux cartes de la fondation Gianadda. On dirait une enfant, la langue tirée, les yeux qui louchent sur le petit morceau de matière jaune qui se modèle, se tortille, résiste un peu. Pourquoi ces cartes-là ? Pourquoi pas celle de Kafka achetée à Prague et légèrement déchirée ? Pourquoi pas les photos et leur papier glissant ? Je ne saurais le dire.
Quelques temps après, éloignée du mur, les yeux retrouvent un genre de parallélisme Je prends du recul. Je regarde le nuage au mur. Il m' a fallu plus de quatre mois pour transformer enfin ce blanc, pour habiter la pièce. Pour y poser mon accordéon, et le sentir respirer pleinement. En prenant ce recul, j'essaye d'évaluer le nuages de cartons et de papiers. Photographies, cartes postales, collages, marque-page. Reproductions.
J'essaye d'évaluer le nuage (qui ressemble aussi un peu à un poisson) dans la pièce. J'essaye de préjuger de ce qu'il dit du lieu, du home, de l'impression qu'il produirait sur un oeil qui ne connait pas ces images par coeur. Peine perdue. La tache est impossible. Que j'entre, que je m'approche, que je fixe de guingois, je n'ai aucune idée de ce que produit l'enchevêtrement des couleurs, des formes sur un oeil vierge de cette longue histoire. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. D'un temps fragmentaire et éclaté, d'un tableau chronologique et bousculé. Je me demande à présent quelle est la plus vieille pièce de cette mécanique. Il y a la photo. Devrais-je dire LA photo, qui s'écarte du groupe, comme une goutte, comme une source ou une trace. Mais elle ne compte pas, puisque je l'ai récupérée bien plus tard.
Il s'agit donc bien d'une reproduction. De la reproduction carte postale d'un tableau. "Le cargo noir" de Dufy. Je ne saurais dire quand la carte a été achetée, exactement, je sais juste que j'étais adolescente et que j'habitais encore chez mes parents. On a écumé quelques musées ensemble sur les longs grains de l'enfance et de l'adolescence, le plus souvent, dans un certain ennui pour moi qui ne voyais pas la beauté. La prouesse, la technique, éventuellement, mais la beauté non. Je me bornais souvent à trouver que ce n'était pas joli. J'avais connu pourtant quelques chocs esthétiques, d'authentiques chocs bien au delà du "joli", mais la peinture restait close et vide. Murale. Mutique. Affreusement circonscrite. Ce jour-là, pourquoi donc ce jour là puisque je ne m'en souviens pas, au musée des Beaux Arts de Lyon, un tableau m'a fascinée. Ce noir, explosant à la figure des couleurs vives de Dufy, ce contour vert venu d'ailleurs. Cette forme sommaire qui s'impose. Que sais-je ? Plus rien si ce n'est que j'insiste auprès de mes parents pour garder, une fois sortie, la carte postale.
L'autre morceau le plus ancien est aussi une reproduction. Ce n'est pas une carte postale achetée, mais une reproduction de tableau découpée dans un magazine pour adolescentes auquel j'étais abonnée. Je n'ai aucun souvenir de l'avoir découpé, mais je le sais parce que j'avais pris soin de collet la légende au dos de la fine feuille de papier. Nouvelles visites au musée des Beaux Arts de Lyon, plus tard, étudiante. De mes nombreuses visites à ce musée, je me souviens de ce jour comme un moment de solitude, de chagrin, d'inspiration, de grâce infinie. Je me souviens de l'horreur des pilleurs de tombe, de larmes qui n'appartiennent qu'à moi devant la cathédrale, devant ces noirs me ramenant au silence de mon mémoire, de mes yeux écarquillée devant cette nouvelle femme de ma vie : Méduse, de Jawlensky. Et voilà qu'en fouillant dans une liasse de papiers, je trouve par hasard, cette même Méduse, attendant sur son papier fragile le moment où mes yeux, enfin, pourraient se laisser brûler.
En remontant ce fil, je détisse tous les autres canevas. Je cesse de me demander ce qui me pousse à m'entourer encore de ces reproductions lisses qui ne rendent jamais une once de justice à l'original rugueux, épais. Je n'ai pas besoin de voir l'original pour me rappeler de l'épaisseur de sa vérité. Les cartes sont là, comme des traces, comme des témoins de l'émotion sans retour que provoquèrent les rencontres originelles. Chaque fragment au mur, chacun des quanta (Guillevic, m'entends-tu ?) renferme une histoire de ce genre. Je vais vous épargner le fastidieux détail de ces pièces de puzzle et de collection minuscule. N'empêche. Dans chacun : une lumière, une révélation, un lien profond avec l'inspiration, avec le sentiment d'être dans le monde et de se demander "Que sais-je ?" sans avoir de réponse autre que le présent sans fin qui me possède alors. Qu'importe si le bleu de Magritte est gâché par le petit format, qu'importe si Bacon a perdu sa violence, et si les toits de De Staël ressemblent à un damier. Je n'ai plus besoin tout à fait de l'original. La reproduction fait son boulot puisqu'elle reproduit encore chez moi la sensation originale de la peinture. Parce qu'elle rappelle à mon corps ces cicatrices qui le couturent, les chocs qui le forment, les muscles qui le tendent.
Les reproductions sont fortes de ce fossé essentiel avec l'original. La carte de Kafka déchirée, Méduse sur son papier de mauvaise qualité, ces objets de grande distribution, mille et mille fois copiés, numérisés, dupliqués, libérés de la puissance mana des originaux, deviennent étrangement, sur ce mur chaotique, le symbole d'une confusion unique et intime avec l'oeuvre.
Qu'importe alors que le tout soit décoratif. Cette fresque quantique (oserais-je... cantique ?) n'est pas, ne doit pas être jolie. Elle est forte, elle crie, elle se tend, dans ses vides interstellaires. Elle s'échoe aux carnets cachés dans le tiroir en bois qui attendent leur heure.
mercredi 19 décembre 2012
Corsures de ciel, morsures de miel
En route.
Phrase toute simple.
En route.
Et on entend déjà les graviers qui craquent, le vent contre les rétroviseurs, le ronronnement du ventre sous le capot. Déjà la vapeur de la locomotive, même si il n'y a plus de vapeur dans les locomotives depuis longtemps.
En route comme en retard et comme en avant, en route, comme un participe présent. Comme "en cours de téléchargement". Et dans cet interstice, on se glisse, le ventre sur le goudron, sur les cailloux, et parfois dans la boue.
On peut reprocher beaucoup à la voiture : en résumé elle découpe de larges trous dans les porte-monnaie et les couches d'ozone. Elle coûte trop cher à tous niveaux. Mais là où je vis, il est impossible de s'en passer. A moins de passer toute sa vie à marcher. C'est peut-être un choix que je ferai un jour, le jour où je laisserai tout derrière moi parce que j'en aurai assez, pour marcher sans fin, pour marcher des mois, pour avancer sans faim. En attendant, je roule, sans train et sans vélo, tous les jours ou presque.
Maintenant je connais ces dizaines de pluies différentes qui nagent sous l'automne : les grosses gouttes qui s'abattent et semblent exploser, les petits grains de riz déversés par milliers. les larmes qui serpentent à l'envers comme si le sol chialait, les ruisseaux qui se forment sans discontinuer. Et je les sens autrement sur ma peau. Les gouttes qui effleurent, celles qui éclatent, celles qui glissent et celles qui mordent. Celles qui détrempent, celles qui piquent, celles qui caressent, celles qui roulent. Paradoxalement, le pare-brise m'apprend à sentir la pluie.
Les obligations m'arrachent à mon lit avant que le soleil n'ait secoué ses paupières fatiguées et brûlantes à la surface du continent. C'est difficile pour moi, de ne plus vivre la nuit. mais je découvre tous les jours ce que c'est, vivre dans l'aube. Depuis quatre mois, je n'ai pas vu deux matins semblables. J'ai dévoré le bleu électrique, le noir embrumé, le gris, léché les nuances de rose et de violet, l'orange vif et mordoré, les corsures de ciel, les morsures de miel, les dorures posées sur la cime des arbres, les ombres étrangement lumineuses émanant des forêts, réappris à chaque fois, très naïvement, que la terre est ronde, que l'horizon appelle sans relâche Ce sont les clochers de Martinville redécouverts sans cesse, à blanc. Cet élan qui me saisit dans les bois, dans les tournants, et me pousse à écrire, à photographier, à peindre dans ma tête à défaut de papier.
Les prés sont inondés, quel effort pour ne pas m'arrêter, regarder. Je resterais des heures, si je m'arrêtais. C'est peut-être ce qui rend l'écriture de récits difficile, cette nature contemplative. Les prés sont inondés, et j'aimerais y passer mes journées, à patauger, les yeux pris entre la terre et le ciel. Le pare-brise m'empêche de tout laisser tomber pour aller dormir dans la boue de ces prés.
Le beau m'appelle. J'y entre comme on frissonne sous la main et les lèvres. Je ne fais que passer, je reprends ma journée comme on repart dans le froid, en se promettant, que la prochaine fois, on restera ensemble à boire du chocolat en écoutant le son de la neige et de nos voix voilées. D'accord, peut-être pas la prochaine fois, mais celle d'après, oui, celle d'après c'est décidé, on refusera de s'arracher. On s'offrira l'amnésie entourée de rubans pour ne garder du jour que l'arbre qui vit, ostensiblement ancré dans l'aube et la journée.
jeudi 13 décembre 2012
Des Z'hasards
S'étonner des hasards et des coïncidences.
Comme des trappes dans le dos
S'étonner moins pourtant
Ou sans cette inquiétude
Plus confiance en la vie et ses petits tricots ?
Comme des trappes dans le dos
S'étonner moins pourtant
Ou sans cette inquiétude
Plus confiance en la vie et ses petits tricots ?
lundi 10 décembre 2012
Lignes de fuite
Eternal Sunshine of the Spotless Mind.
De cet éclat des pages blanches. De ces pages sans traces, sans tâches, sans boutons sur lesquels appuyer pour faire tout sauter. Je ne sais si je cherche le lieu d'avant les mots. Ou bien le lieu au delà des mots. Je ne sais pas vraiment, d'ailleurs, si c'est un lieu, ou un temps. Peut-être s'agit-il même d'une autre dimension.
De cet éclat, qui n'est pas une cassure. Et de cette perfection inhumaine. Ni divine, non plus. Qu'y a t-il de plus humain que l'idée du divin ? Le rire ? La main ? Le doute ? Le désir ? La fascination ? La guerre ? La morale ? Le travail ? Le langage ? La mémoire ? N'est-ce pas un peu la même chose ? J'ai comme l'impression que tous ces mots se croisent, viennent diluer un de leurs coins dans un centre brûlant dans un soleil, en fusion. Alors que leurs spécificités demeurent en surface, comme des rayons sur lesquels on repose. Tous disent la rupture. La cassure. L'ébrechement profond, celui qui fonde et motive.
De la page blanche, perfection, plénitude, infini. D'une forme de vie animale. D'une forme de mort. Au sens le plus beau et le plus désespérant des termes.
*
Depuis que je suis toute petite, l'idée de l'infini me terrorise. je la convoque souvent, et on bavarde. Je me mets dans tous mes états : tout ce que je sens face à cet infini, c'est la limite et c'est la faille. Alors, quand je suis arrivée tout contre la peau, tout contre la blessure, on se dit au revoir.
Le reste du temps, je cours sur les lignes de fuite.
Je n'y peux rien, dans les tableaux, je ne sais pas rester au front. Il faut que j'aille voir plus loin, derrière. Il faut que j'aille me cacher peut-être. Et sans me vanter, je fais ça très bien, me cacher. Fuir. Fuir la peau et les plaies. Jouer à la balançoire sur les maux et les mots, vraiment, sans jeu de m, dans l'espoir et la crainte de me rapprocher, de m'éloigner, de sauter quelque part où enfin, le vide n'aurait pas de sol où se cogner. A la recherche d'autres mondes, à côté de moi, en dehors de la peau. Il faut que j'aille voir en dehors du cadre. Je déforme les mots, les phrases comme on tresse une corde pour s'évader. Mais toujours ce sont les mêmes mots qui me séparent et m'aliènent. En dehors du cadre pour inlassablement finir par y revenir, pour essayer de le remplir, de le faire résonner. (Et ne pas vouloir penser à Hegel en écrivant cela).
Le reste du temps, je cours sur les lignes de fuite.
Je comprends mieux pourquoi, adolescente, je voulais travailler sur la langue comme facteur de colonisation et de libération. Avais-je déjà compris confusément que cela dépassait le cadre de l'Afrique ? Que nous en étions tous là, au fond ?
Le reste du temps, je cours sur les lignes de fuite.
Ainsi abasourdie devant les tableaux abstraits, devant leur "ici" presque obscène. Prise au piège de leur présent tout entier et sans chemin vers l'extérieur. Tout est là, et nous voici forcés de regarder en face. Comme Méduse. Cette Méduse de Jawlensky, dont le regard si direct et si simple calcifie. Moi, je baisse beaucoup les yeux et je m'excuse pour un rien. Je m'effrite sous la vie. Quand le poème est sans concession. Mais si la route est longue encore, il m'apprend à tenir comme un bruit blanc.
Le reste du temps, le reste du temps...
Je me construis des grottes, et c'est encore une manière de fuir. Par la lenteur. Par la solitude. Je ne sais pas quand j'ai découvert que ces deux choses étaient de puissantes subversions. Se terrer, s'en terrer, comme on s'en ciel, à la recherche de la même chose, de ce blanc, de ce noir, de ce qui enfin serait sans bribes et sans fragment. De ce qui serait sans taille, sans limite. A la recherche dans mon corps de ce qui a tant troublé mon esprit.
Et le reste du temps, j'attends.
Quand on me dit que je "perds mon temps", je souris en pensant que c'est exactement ce que je cherche. Perdre le temps mis de côté dans des poches trouées, ne pas économiser chaque seconde mais les regarder frissonner comme les bulles. Intenable. Je ne sais pas ce que j'attends, je crois que je n'attends rien de particulier. Comme si attendre c'était une manière d'espérer, de désirer, et en même temps d'être là, dans un monde qu'on ne peut concevoir ni fini ni infini, et qu'on peut pourtant sentir battre et se taire, au même instant. J'attends, j'entends, je regarde. Mes yeux courent sur l'horizon.
Et le reste du vent...
Quand on dit que "le temps perdu jamais ne se rattrapera", je souris. Comment croire que le temps s'attrape ? Qu'on peut y mettre un poing, et le tenir, comme un bouquet ? Certes, tout est immédiatement et irrémédiablement perdu. Et le fait de cavaler sur les aiguilles n'y changera rien. "Make the most of it" ? Envie de sentir l'épopée minuscule qui ne cesse jamais. On peut être immobile, seule, et courir sous la pluie, et danser sous la vie. On peut-être immobile, seule, et sans cesse à l'aventure, à l’affût des déliés qui nous mèneront au plein derrière leurs jungles folles.
Et peut-être au mitan, apprendre à demeurer, apprendre à devenir à la fois les lignes et le point, apprendre à être en perspective.
jeudi 6 décembre 2012
Vases Communiquants de décembre : Amélie
Pour mes premiers vases communicants, j'ai la joie de vous laisser en compagnie d'Amélie (like the movie), amie, enseignante de FLE en Kirghizie, et source d'inspiration pour les mots et pour la vie en général. De mon côté, je suis de passage sur son fabuleux espace. Et puis, pendant que vous y êtes, allez voir là-bas si elle y est (avec d'autres), pour donner, un peu comme la crème de marron dans le fondant au chocolat, de la profondeur et du velouté au quotidien
Laissez-vous dépaysager.
Belle journée à vous.
Laissez-vous dépaysager.
Belle journée à vous.
J'ai
proposé "l'impatience" à l'habitante de ces lieux parce
que j'avais hâte d'échanger avec elle, parce que nous le faisons
depuis longtemps, à plusieurs endroits, de multiples manières, mais
que les vases communicants, c'était une nouvelle façon de faire, et
je crois pouvoir dire que l'image nous parle à toutes les deux.
Merci à toi, de m'accueillir, avec mes marchroutkas rouillés, au
milieu de ce vert, et de tes mots en vers, qui toujours savent me
toucher.
Poème de marchroutka
Je voulais écrire un poème de
marchroutka
Comme d’autres écrivent des poèmes
de métro
Mais les corps pressés compressés
empressés embrassés
Embarrassants
Impatients
Mais les regards intrigués
Fatigants
Je ne m’habitue pas à ce qu’on
m’observe si tant
Je voulais écrire un poème de
marchroutka
Comme d’autres écrivent des poèmes
de métro
Mais la chaleur éreintante
Apposée à la buée du dehors
Aux degrés en moins
A ce froid qui mord
Mais les ornières de la route
Secousses des passagers
Mais les corps qui se voûtent
Contorsionnistes de voyage
Nous sommes des pantins claqués
Calqués
Sur l’aube
Je voulais écrire un poème de
marchroutka
Comme d’autres écrivent des poèmes
de métro
J’ai appris à décliner les mots ici
et là
J’aime cette langue
Puisqu’elle me permet ça
Les doigts désaisissent le plafond
Pour indiquer au chauffeur
Où je m’arrête
Où je descends
Je voulais écrire un poème de
marchroutka
Comme d’autres écrivent des poèmes
de métro
Huit com glissés dans sa main
Lanière en caoutchouc pour refermer la
portière
Sur le rien
Pas d’arrêt pas d’horaire
Après tout pour quoi faire
Quand on peut juste dire où l’on va
Et attendre sans en avoir l’air
Que veuillent bien s’arrêter
Les marchroutkas
Je voulais écrire un poème de
marchroutka
Comme d’autres écrivent des poèmes
de métro
Mon corps est chahuté
Mon carnet est désert
Mais il est encore tôt.
Amélie Charcosset
[décembre 2012]
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