mercredi 18 septembre 2013

"Un bouquet de houx vert..."

Dans une classe il y a une élève électrique. On dirait qu'elle s'appellerait Lila. Qu'elle aurait un minois de jeune fille de bonne famille, et le nom qui va avec, que son visage serait toujours renfrogné, tout froissé et l'air d'avoir envie de fuir ou de déchiqueter. Lila dessine très bien, surtout quand il faudrait pas, elle a les yeux collés au sol, au plafond, à la table, à tout sauf à votre regard qui l'interroge. Elle est très forte pour se taire, pour ne pas répondre. Et quand elle lâche quelque chose, c'est toujours entre ses dents, un peu agressif. Elle est énervée, on dirait. Mais tout le temps.

Je ne sais pas pourquoi Lila est en colère. Je n'ai pas lu son dossier, je n'en ai pas parlé à son prof principal, je ne suis pas sure qu'on puisse m'expliquer comme ça, devant la machine à café, la colère qui vibre sous les mots retenus de Lila, ses bougonnements, ses sourcils froncés et son air ramassé. Je ne suis pas sure qu'on puisse l'expliquer, et je crains que toute tentative de le faire ne me mette moi-même en colère, parce que ce sera réducteur, parce que ce sera imbécile, parce que je n'y pourrai surement rien. Je ne sais pas quoi faire face à Lila. Je suis démunie parce que je n'ai pas encore fait le tour de la forteresse, que je n'ai pas trouvé la boite aux lettres pour y amorcer une conversation. Alors, je tiens sur l'essentiel, et pour le reste, je fais confiance au temps, pour un regard à travers une fenêtre, une porte entrebâillée, un geste de la main depuis un soupirail. 

A l'improviste, ce matin, c'est Victor Hugo qui a trouvé pour moi une porte ouverte. Victor, il faut dire, il me trouve régulièrement des portes, des fenêtres, des boites aux lettres, des lieux à partager avec les élèves face à moi. Pour qu'on soit un peu moins en face et un peu plus ensemble. Pour qu'il y ait un sens à tout ce temps qu'on passe dans les mêmes pièces, en neuf mois. 

Je distribue le début de "Demain dès l'aube", sans les deux derniers vers. On lit, on fait des hypothèses, on relit, on relie, on se délecte des images, on cherche des traces. 

Je sais, la moitié des profs de français ont sans doute déjà donné CE poème dans leur carrière, la plupart des élèves l'ont lu au moins une fois, si ce n'est quatre ou cinq. Et il y a tellement d'autres poèmes qui attendent en silence, enfermés dans leur couverture empoussiérée... Pourquoi alors ? J'ai cent réponses ou aucune. La force de l'amour paternel, la surprise de la fin, les évocations, la métrique parfaite, les voiles, le nom Harfleur qui semble si irréel aux élèves, l'or, le chemin, le rythme qui grandit dans le matin... Le fait est que quand j'ai distribué la fin, alors que la sonnerie retentissait, il y a eu quelques exclamations. Certains un peu tristes, d'autres simplement contents d'avoir résolu l'enquête. 

Et puis, il y a Lila, qui m'agrippe le regard et me dit "Je l'avais lu en primaire". Je découvre sa voix, plus claire, et ses yeux, plus longtemps. Je l'encourage : "ah oui ?". "Oui, je me rappelle, la fin, j'avais dessiné une tombe avec des fleurs... je me souviens de la bruyère, ça, la bruyère en fleur". On discute une minute, avec Lila. De poésie, de dessin, de la mort de Léopoldine. De la bruyère en fleur. 

On ne sait pas ce qui remue chez nos élèves au contact des textes, des images qu'on leur donne à lire. Depuis le début de l'année, on a brassé des choses, déjà, l'adoption, le remariage d'un parent, le lien à la mère, l'éducation, les amoureux séparés pour une guerre, l'impossibilité de partir alors qu'on en crève d'envie. On a parlé d'éducation, de voyage, de lettres d'amour, et d'un père sur la tombe de sa fille. Et souvent, on ne sait pas comment ça résonne, comment ça peut valdinguer à l'intérieur. Comment ça résonne et ce qui restera de tout ça. Une règle de grammaire, un bouquin, une expression. J'espère juste qu'ils sauront ce que c'est, ce sentiment d'être retourné par une oeuvre d'art. D'être interrogé, d'être consolé, d'être encouragé, d'être moins seul face à soi, au monde et au bordel que ça engendre. Quelle que soit la couleur, le personnage, le mot qui les bouleverse. Parvenir à l'essence, au poème des choses. 

Ce matin, on y vient, quand c'est la poésie qui ouvre une brèche dans les murailles et qui fait que soudain, à quelques mots grincheux de là, on partage l'essentiel, l'or du soir et la tombe d'une fille. Quand je découvre complètement abasourdie le sourire triste de Lila, que quelque chose se fendille aussi.


La bruyère en fleur, bien sur, quoi d'autre ?



dimanche 15 septembre 2013

Déranger le monde

Aussi loin que je me souvienne, j'ai considéré que je faisais partie des seconds rôles. 
Florilège : 

"Je ne suis pas de ces gens
De ceux que l'on admire
De ceux que l'on écoute
Sans réfléchir"

"Mais je ne fais souffrir personne
Quand le train siffle ou l'heure sonne"

"Je ne suis pas jolie, et charmante encore moins
[...] Je suis une imposture, souvent"

"S'intéresse-t-on jamais vraiment aux seconds rôles ? [...] Un peu moins beaux, et intelligents. Un peu moins compliqués. Un peu plus lisses ou naïfs. [...] Enfin, moins brillants. Mais se demande-t-on à la fin du film ce qui arrive à ce bon faire valoir ? J'aimerais écrire, être une voix des seconds rôles [...] J'écris pour accepter et m'assurer que dans la médiocrité il y a assez d'humanité pour que ça vaille le coup. Pour que je vaille le coup."

J'ai changé les adjectifs au bout de mes pendentifs et de mes boucles d'oreilles. 

Insignifiante          Laide               Transparente              Fade              Maladroite

J'ai mis du cœur à les faire teinter aux yeux de tous. A bien convaincre chacun que j'étais petite, toute petite, malgré mon imposante silhouette, et qu'on pouvait circuler, qu'on pouvait disposer, y'avait rien à voir. Et pour entendre les dénégations des proches, pour recevoir pleinement les compliments, il faut avoir confiance en soi comme en ceux qui les envoient. 

N'avoir pas la prétention de mériter qu'on s'y arrête. Craindre de déranger le monde en toquant aux portes, en pleurant aux épaules et en riant aux éclats. Se poser des questions tout le temps, avoir si peu de réponses que la seule attitude possible est l'observation. Acquérir le réflexe de la fuite, pour ne pas risquer de faire défaut le jour où quelqu'un s'appuiera un peu trop. 



Alors les lèvres proches qui m'encouragent au premier pas un soir d'été au bord de la rivière, alors le corps de T. dansant contre le mien sur le plancher du préfabriqué, alors les mains qui battent dans la salle à peine rallumée, alors le grand bras d'honneur qui demandait du courage, alors les doigts du Silex taquinant mes mollets, alors, alors, les oiseaux dans le ventre dont je replie le chant couvé au fond des poumons. Vous pensez bien que je les voyais pas. 

C'est peut-être pour ça que les gens sont surpris de m'entendre chanter. Les poumons atrophiés de la prématurée ne sont pas si souvent grands ouverts. 

"Qu'avril bourgeonne ou que décembre gèle" n'être pas fière, ni contente, pour paraphraser Richepin.  Je ne vous laisserai pas me rassurer, je n'accepterai pas vos vestes quand le soir est frisquet, et je ne sais pas bien si c'est par peur de me retrouver soudain les pieds froids ou par nécessité de savoir survivre sans béquille et sans radiateur. 

C'est en ces heures d'automne que je vois combien j'ai la fuite chevillée au corps, combien j'ai l'esquive collée au front, combien j'ai l'entorse inscrite aux pieds. Aussi loin en dedans que les marches de Colette dans l'aube et dans le "bleu originel". La présence de Mélie dans ces moments d'or-fèvres, où les états des lieux ne sont pas détrempés par la pluie, pas dissous dans le thé, pas dilués dans le vin, me permet de dire à voix haute ces chemins sinueux dans la vie et dans le vide, parcourus à voix basse. 

Oui, j'ai toujours su que j'étais un second rôle. 

Mais au delà de cette conviction jetée sur le papier ligné du Student shop il y a eu les premiers ateliers d'écriture, les voyages multiples où les traits s'affirment en se frottant sur la voie, les rencontres de halls, de pubs, de cours, de trottoirs. Il y a eu le baiser électrochoc du Pravda, le mémoire, et les lettres folles de L.A.G. Il y a eu les mots de travers et les regards bien droits, la carte des "bouts de choses de la [FélixeB.] vue par [S.]" et le nom d'Annie Saumont dans un mail. Il y a eu un nez de clown, sept déménagements en huit ans, des larmes dans des (amphi)théâtres, des poussières d'Asie centrale, un nombre incalculable de bières belges, un garçon à l'éclat dans l'oeil. Il y a eu Seydoux, le sanctuaire d'Apollon au petit matin résonnant du Gnothi Seauton, des pierres-pavés et des pierres-doudous. Des lecteurs, des auditeurs, des confidents. 
Jusqu'au salon, aujourd'hui, et aux yeux d'A. un peu écarquillés. 

Réapprendre avec surprise que je résonne. que j'ai une voix qui se suffit. Que je n'ai pas besoin de faire valoir d'autres que moi. 

Que la vie, oui. 
       la vie ouiouioui
la route aussi. 

Peu importe alors d'être un second rôle quand il y a des académies de super héros, des projets qui se proposent, des poèmes de voyage dans la salle de classe, une lettre plus émouvante que tout ce que j'aurais pu imaginer, des squelettes, un recueil à coudre, des odeurs de gaufre liégeoise et de pain grillé, un soupir d'accordéon dans ma voix qui se trompe, de saines colères, des étals sous la fenêtre et le théâtre qui s'étire au matin. C'est pas très grave, si le monde n'est pas tout à fait net, s'il est dérangé



"Je peux mourir maintenant", me suis-je dit en finissant sa lettre. 

Avant de me reprendre. 

"Ou tout l'inverse". 

dimanche 8 septembre 2013

Corbeaux

Des nuées, autour d'un arbre,  qui tournoient, haut, bruyamment. J'en vois de temps en temps. Toujours avec cette impression qu'ils sont là pour moi. De même que les solitaires que je croise dans les champs, sur les barrières, sur les murets, semblent me saluer. 

C'est ado que le corbeau est devenu une figure importante d'un de mes textes. Pourtant, je ne connaissais pas vraiment le poème de Poe. Et puis je n'étais pas gothique, obsédée de la noirceur. Mais de l'ombre, de la nuit, pas de doute. La nuit bavait jusque sur les lèvres, une chanson mise en musique par mon amie Celar peut en attester. Une nouvelle qu'elle souhaitait illustrer aussi. Enragée tellement de cette vie qu'on m'obligeait à vivre le jour alors que ça faisait mal aux yeux. 

Le corbeau est devenu un emblème intime, sans savoir pourquoi, comment. 

Bien sur, il y a le jeu de mot. Il y a les corps beaux et les corbeaux. J'avais choisi mon camp. Choisi est à moitié le mot. Je me savais être de ce camp, physiquement, mais aussi viscéralement. Je me serais damnée pour savoir ce que ça voulait dire, être belle, même une journée.  Même un instant devant un garçon, devant une fille, derrière le miroir. Pourtant, par fierté, parce que ça me rendait parfois triste à me diluer de tous les côtés, parce que je savais qu'il allait falloir tenir comme ça, parce que je ne pouvais rien y changer, je n'ai rien fait pour "m'arranger" comme on me suggérait de le faire. Je ne me coiffais pas, je ne portait pas de vêtements ajustés, je ne me maquillais pas au delà de l'occasionnel fond de teint.  Bon, c'est vrai, j'ai fait des régimes qui m'ont joyeusement dézingué la silhouette et le rapport à la nourriture. A défaut d'être un beau corps, j'étais un corbeau, et c'était ma manière à moi d'être un prologue de femme. Et puis il y avait cet interlude de La tordue- Moi dans l'arbre- que chantait M. dans les couloirs du lycée : "T'es fou, tire pas. C'est pas des corbeaux, c'est mes souliers !"

Le corbeau, plus tard, dans le poème de Poe, sur un piquet de Galway, dans les champs de Bourgogne, dans l'arbre vers la maison. Toujours la chansonnette de l'adolescence, qui parle de festins de mets et de mots, de faim, de désir, de fringale, de chair, de mie, d'émaux, d'émois. 

L'été dernier, il m'est revenu dans les plumes à un concert d'Antony and the Johnsons. Celui où j'ai plu toute la soirée. Quand Antony est entrée sur scène avec ses yeux maquillés et son long vêtement noir, sa silhouette défiant les esthétiques actuelles et les frontières des genres, j'ai eu l'impression de voir un corbeau. Vous savez, ces corbeaux, avec leur bec énorme et leur plumage d'un noir presque bleu, leur air emprunté, qui paraissent au premier abord laids, et qui soudain, sans explication, incarnent une grâce insoupçonnée alors que demeure ce qui apparaît comme difforme, baroque, maladroit. Alors qu'Antony incarnait "Swanlights", qu'il était soudain corbeau et cygne en même temps, sans compromis, sans artifice, sans dénégation, j'ai été frappée par cette idée folle. L'esthétique du corbeau me touche, me totem, me protège parce que c'est celle qui m'est accessible. 

Apprendre que ne pas être corps beau ne m'interdit pas le beau, voilà qui parait simpliste ou naif à n'importe quelle personne ayant grandi dans cette certitude de sa beauté, de ses appâts, de ses attraits. Dans la confiance des regards admirateurs ou dans la conscience de la conformité des traits à ce que l'oeil de nos sociétés attend. Mais ce fut une révélation. L'été qui suivit fut autant marqué par l'orage de la veille que par cette soirée bouleversante. Certains amis qui m'ont croisée cet été là, sachant que j'étais célibataire, m'ont demandé "oooh, tu es radieuse, tu es amoureuse ?". Et ça me faisait rire parce que tomber amoureuse ne m'allait jamais bien au teint. "Oui je suis bien, mais ça n'a rien à voir, c'est à cause des corbeaux" n'ai-je pas osé répondre. Je me suis mordu la lèvre, en disant non. 

Allez expliquer ça...

Le long de la route qui m'emmène au travail cette année, il y a un oiseau écrasé sur la route, noir. Ce corbeau écrasé me fait comme les hérissons au ventre ouvert, l'impression que le sort m'envoie des piques et me donne un coup de lame. L'oiseau a une aile en l'air qui dessine comme une roue ou un éventail. Son corps écrasé et cette aile tendue comme un appel, comme un tableau hugolien, entre monstruosité et idéal. Il me rappelle à cette esthétique des montres, des pas beaux corps, des bleus au corps, des bleus au noir. Et curieusement, de la tristesse fuit un regain de confiance. Quand j'arrive on me demande ce qui se passe, si j'ai fait bonne route. 

Allez expliquer ça, que c'est à cause des corbeaux... qui vous croira ? 



vendredi 23 août 2013

Tessons et cailloux #11 Impressions estivales

[...]

Les traces se cachent alors que je m'installe pour la première fois depuis longtemps devant cette page blanche. Je regarde les mains bronzées sur le clavier de la maison dans la ruelle. Je regarde la cicatrice de la main gauche. J'avais des choses à poster de cet été, comme des cartes postales ou des instantanés. Mais il semble que les choses de cet été aient du mal à s'imprimer. Que ça glisse sur ma peau qui a toujours tout marqué, les piqures de moustiques et les souvenir infimes, les chutes à vélo et le souffle des jours. Que je n'arrive plus à conserver à portée de main les impressions. Un peu comme si j'étais devenue trop. Transparente ou opaque. Vide ou pleine. Je n'arrive pas à savoir si les choses serpentent à la surface ou si elles me traversent.

Pourtant je sais bien qu'il me reste des dizaines de sensations de cet été étrangement rapide. Les poèmes en arabe dans les rues de la ville, la lumière matinale sur les colonnes doriques, la douceur des images violentes des chapiteaux de pierre blanche de la basilique, le vert lumineux de la forêt déguisée en Brocéliande, les poèmes en Slovène dans le hamac, le goût de l'ouzo devant les rochers quand nos voix sont plus graves, le son du roman que nous avons lu dans la chambre et puis dans la rue, le plateau aux quatre bleus, l'hésitation balayée devant l'autostoppeuse en panique en bordure de nuit et d'autoroute, le sel sur la peau à laper goulûment, le nouveau carnet orange, le biscuit à la menthe, les clochettes dorsales, la solitude entourée et apaisée, l'équilibre à deux tranquille et amusé, l'élan, les précipices dont on s'amuse, les chèvre qui sonnent vers Kroki, les cartes inattendues. Dans les chambres nouvelles même en une nuit, le corps prend trace, comme l'oreiller sur la joue, un léger pli, une petite aspérité. Chaque fois, il faut avoir confiance pour dormir à l'inconnu, confier à d'autres son sommeil.  

Toujours cette histoire de cocon à dévider. Quand je commence à tirer sur une soie, tout le reste me vient. C'est la confiance en mes doigts pour trouver une extrémité à laquelle m'accrocher qu'il faut que je trouve.

De cet été étrangement rapide, je me rappellerai aussi les désarrois. L'impression de lutter, l'envie de fuir, les battements qui m'inquiètent, les difficultés soigneusement évitées qui viennent se ficher là où il faut, pile dans le juste coin des os. La réalité qui vient toujours surprendre et ramasser les rêves, qui bouscule et m'envoie valser contre le rugueux de la vie, réconfortant et piquant. Accepter d'être intranquille. Accepter, en général.

Et tous les jours, se mettre à cette gymnastique, essayer d'écarter les petites lâchetés. Faire l'effort de ce courage pour tous les petits gestes, envoyer un message, envoyer une requête, se présenter en ayant chaque fois l'impression d'être nue, me voici, je suis là, je suis FélixeB., FelixeBlizar, ou FélixeBleue, Félixe Bazar, Félixe Bi-zarre, heureuse en latin, ou en grec ancien même si je ne les parle pas,  je suis une fille, je suis venteuse, je suis peureuse, je suis âme-ou-pas (maisjepalpiteauboutdesdoigts), je suis presque poète. Les grands mots comme des fièvres à tempérer. 

Je parlais avec Celar puis aujourd'hui avec Mé. (elles ont le même prénom en vrai et ce n'est pas rien, ce sont au delà de leurs différences, des forces vives, des inspirations solaires) de cet été, de ces deux étés qui semblent rompre la malédiction des étés. Pour la première fois, le carnet a un titre au moment de commencer. D'habitude, je ne vois la cohérence qu'après. Cet été, je vois la cohérence. C'est l'été de cette Méditerranée qui ne m'a jamais attirée et qui se met soudain à me parler dans les poèmes en arabe et en italien, dans le chemin du bleu et du orange qui se fraye toujours une voix vers moi, pour que je n'oublie pas où je marche, c'est la pierre à tous les coins de ma vie qui me fait comme un doudou et quelque chose de tranchant pourtant pour décider les mots et les tendons à rompre de temps en temps. L'été de la poussière et du vent (Blizar, est-ce un hasard ?). Et puis si l'on change la focale, au plus large, il y a les mythes, gravés dans la peau, dans la craie, il y a la grandeur dont il ne faut pas toujours avoir peur, il y a la lumière horizontale qui éclaire les cimes et les dalles. Il y a les côtes à gravir encore, la lutte à transformer, la culpabilité à découdre, l'envie à continuer de chercher, avec les mains, sous les graviers. L'envie de continuer à chercher les constellations, les yeux tirés du sol, comme aujourd'hui à la radio, l'inventaire de Prévert, Lhassa , et la conférence sur Verlaine. 
N'avoir peur ni du grand, ni du tout petit. Etre à toutes les échelles à la fois, s'en trouver bien, s'en trouver d'autant plus là. 

Et dans ma mémoire, Pan et Baal qui se mélangent un peu, et enjoignent au présent.

"Sommer, sommer im unsere weissen Bett..."


S'il faut que tout parte de cet été, j'aimerais garder la cicatrice. 

dimanche 23 juin 2013

Revenue

C'est revenu alors que j'écoutais "S'en aller" de Jérome Van Den Hole, un dimanche après-midi de juin, à la croisée des mappemondes.

Revenue dans la colère des absurdités professionnelles qui m’électrisent les épines, la colère qui renverse les monceaux de politesse, les murs de patiences, les grands tas de discrétion entassés devant la porte. La colère qui me fait sortir de ma légendaire peur de déranger. Revenir au cri, à la voix, au bruit qu'il faut faire pour être entendu, au "non" sans appel du mépris de trop. 

Revenue dans la joie des amis qui passent me voir dans la douceur de la maison-fo(u)(l)le, des discussions, les mains bien à plat sur la grande table de bois, à côté des fleurs qui colorent la table et devant le bouquet d'images parfumées. Revenue dans le totem du jungle qui vole, dans le sourire gourmand "il-faut-que-je-te-dise" d'A. que je sentirais les yeux fermé, et dans leurs silhouettes à moto, dans les autres mains que les miennes qui s'activent dans la cuisine, et la bière brassée maison à l'étiquette superbe. Les couches du palmier qu'on effeuille en écoutant de la musique. Revenir dans les petites tasses-feuilles de vodka, pure, toujours pure, qui se suivent et descendent à sec, les yeux dans les yeux, en riant fort d'être là, toujours là et de cramer comme des gamines. Sentir dans la peau qu'il y a des gens autour, vraiment

Revenue dans la tristesse des dernières fois avant longtemps, dans le frisson devant la moto qui crisse à contresens dans la ruelle à se dire qu'ils seront loin bientôt. Revenue dans les bras d'A. qui me serrent le cœur. Et qu'en fait ça fait un peu mal, l'éloignement de ces bras là. 

Revenue dans le calme des séances de yoga, de solitude, de silence, d'écriture aux heures les plus déraisonnables de la nuit. Dans la douceur égarée qui revient. 

Revenue dans le réconfort des mots de cette ancienne élève, dans le souvenir des élèves avec lesquels nous avons partagés, avec qui nous avons construit, et même un peu créé quand c'était pas gagné. Revenue dans ces petites mains qui font des cœurs au fond du bus scolaire, alors que les visages sont trop loin dans le contre jour, alors que je sens à la fois la chiale et la force derrière le volant. 

Revenue dans le lâcher prise, malgré les heures de téléphone avec l'assurance, malgré les organisations abracadabrantesques et fluctuantes, malgré la grande inconnue annuelle sur les directions de l'avenir. 

Revenue comme si je commençais à me débarrasser de ma pelisse hivernale anesthésiante. Revenue dans les gardes qui tombent et les fous qui pointent, dans les désirs qui ne font plus peur et les espoirs qui ne font plus mal, dans le reflet de la glace qui me dit que ça va. Revenue de ce lieu où j'avais les poumons englués et les yeux suintants de suie. 

Revenue, pour mieux repartir, peut-être. 
Revenue pour apprendre à m'en aller encore et à nouveau.
Revenue, revenante. 
Revenue à moi après les comas
Revenue, discrètement, pour voir, pour dire au-revoir, et pour continuer. 


samedi 15 juin 2013

Pause

L'espace pétrifié est entre parenthèses. Mais ça bat toujours, même lentement, sur www.unquartnee.blogspot.com .

mercredi 27 mars 2013

Je ne sais pas si ce calme

Il y a longtemps que je n'ai pas écrit ici. Retour cyclique des interrogations sans fin sur ce qu'est cet espace, sur ce que j'en attends, sur la peur de l'écho des paroles dans une salle vide, qui se déforment qui perdent tout sens. Et puis, c'est là que je vous avais quitté, la peur de pierre qui alourdit tout. Mais me voilà quand même dans un sursaut.

C'était l'après-midi, je rentrais du travail, après le soutien. Il faisait beau. J'avais changé le cd pour ne pas fatiguer Vian. Barbara Carlotti chantait donc sous la lumière d'après-midi. Rien que de très banal. Les rond-points et puis la ligne droite. Je m'arrête derrière la voiture qui souhaite  tourner. Je ne sais plus. Plus à quoi je pensais, plus si je chantais, en attendant derrière cette voiture. Je vous l'ai dit, c'était banal. Et puis, je l'ai vu s'approcher, dans le rétro, trop pour être honnête, trop gros, trop vite. La seconde qui a suivi a duré, duré comme si je volais. Je ne sais plus vraiment, non plus ce que j'ai pensé. Je crois que je n'ai rien pensé, que j'étais hébétée. Les cd de la boite à gant se sont mis à voler. Partout. Dans les pieds, sur le tableau de bord, sur mes genoux. La vitre arrière s'est mise à voler aussi. Partout. Dans les manteaux, dans le coffre éventré, dans mes cheveux. Mon corps est parti en arrière, soudain. Je n'avais jamais rien connu d'aussi "soudain". Les jambes arrêtées par le siège et le dos qui se tord alors que le siège se barre. Elles seront bleues. Et puis le corps repart en avant légèrement. Quand le choc a été terminé, j'ai continué d'avancer un peu, jusqu'à ce que je songe à m'arrêter, jusqu'à ce que mes yeux commencent à voir, à avoir peur du lecteur cd qui sortait de son socle et continuait de jouer. J'ai fini par éteindre le contact, dans un moment de lucidité. J'ai constaté qu'à première sensation, je ne devais rien avoir de grave.

Avant toute chose, j'ai sorti l'album du lecteur.
C'est la première chose que j'ai faite, j'ai sorti l'album du lecteur, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que mes autres albums étaient rependus partout autour.

Et puis, je me suis sortie moi même du lecteur. Autant dire que le système nerveux avait déjà pris le dessus. Des spasmes de larmes invisibles, d'angoisse pure. Après l’hébètement  les questions pratiques qui deviennent comme philosophiques. La stupeur, le regard fou. Tout est plié, je sanglote. Les hommes des deux autres véhicules me regardent. "J'ai eu peur". Ce sont les seuls mots qui viennent. Je ne suis plus un être raisonnable, sociable, élevé. Je suis un corps qui tremble.

Et puis. reprendre contenance. Appeler la famille, appeler l'assurance. Et puis commencer la paperasse avec la crainte de mal faire. Reprendre une énergie aux gens qui s'arrêtent pour me demander si j'ai besoin d'aide. et avec mon visage de folle je leur dit que merci, ça va. Et puis, repartir avec la dépanneuse (souvenir de l'histoire de la clé, d'un autre choc, d'un autre travail). Et puis, les papiers, et puis le vidage et puis le taxi sympa, et puis le téléphone et puis la pharmacie et puis le téléphone.

Et puis le silence.

Le choc est passé, j'ai eu de la chance. J'ai la chance d'avoir une famille pour m'aider à porter ces mois d'hiver et ce choc final. De la chance car  elle était chez eLle ce soir là, eLle a pendulé pour m'éviter les nuits de peur, l'angoisse de la voiture, le corps terrorisé au moindre choc. ELle a dit ce qu'il fallait prendre. Le choc est passé.

Mais le vrai choc, derrière celui là, est toujours ronflant. Il n'y a personne dans cette ville où je vis depuis six mois, personne à appeler, personne pour rire ou pour chialer, personne pour boire. Personne à qui manquer. Que les voisins qui remarquent l'absence de voiture ou que les chefs qui gèrent les absences. Que les collègues pour qui je suis de passage, que les élèves qui préféreraient que ce soit plus grave pour être dispensés de cours un plus longtemps. Personne à qui tenir. Et ça fait peu pour avoir envie de se lever le matin. L'indépendance a ses limites. Cette indépendance là ressemble bien trop à de l'isolement. A de l'insignifiance. Alors oui, je m'emmène seule aux urgence, je marche sous la pluie pour rejoindre le bus qui m'emmènera vers la gare avec deux heures d'avance, oui, je me débrouille, comme on dit. Comme une grande, comme on dit. Même si à l'intérieur, comme une très petite fille, j'ai la trouille qu'on m'oublie au bord de la route, à côté de la vie.

C'est quand même marrant, parce que c'était la première semaine hors anesthésie que je passais depuis longtemps. J'avais retrouvée l'énergie, l'envie de faire des choses. D'être à jour, de faire mieux cette fois. Et puis vlan. Je chasse d'une main, comme les mouches d'été, les pensées qui tremblotent contre l'oreille. Si personne ne lit ici, c'est peut-être... Si personne ne s'inquiète c'est peut-être... Si personne n'écoute c'est peut-être...

On m'a arrêtée, le temps de reprendre pied. J'ai fait les choses simples. Ranger, cuisiner. Les choses moins simples : débuts de lettres, formalités administratives. Et puis le travail, un peu. Le reste du temps, j'ai fui, je me suis cachée, jusqu'à sentir le calme qui s'étend.

Mais il reste un dernier bruissement qu'il faudrait chasser de la main : je ne sais pas si ce calme, c'est la sérénité qui revient ou si c'est l'envie qui s'en va.