vendredi 23 août 2013

Tessons et cailloux #11 Impressions estivales

[...]

Les traces se cachent alors que je m'installe pour la première fois depuis longtemps devant cette page blanche. Je regarde les mains bronzées sur le clavier de la maison dans la ruelle. Je regarde la cicatrice de la main gauche. J'avais des choses à poster de cet été, comme des cartes postales ou des instantanés. Mais il semble que les choses de cet été aient du mal à s'imprimer. Que ça glisse sur ma peau qui a toujours tout marqué, les piqures de moustiques et les souvenir infimes, les chutes à vélo et le souffle des jours. Que je n'arrive plus à conserver à portée de main les impressions. Un peu comme si j'étais devenue trop. Transparente ou opaque. Vide ou pleine. Je n'arrive pas à savoir si les choses serpentent à la surface ou si elles me traversent.

Pourtant je sais bien qu'il me reste des dizaines de sensations de cet été étrangement rapide. Les poèmes en arabe dans les rues de la ville, la lumière matinale sur les colonnes doriques, la douceur des images violentes des chapiteaux de pierre blanche de la basilique, le vert lumineux de la forêt déguisée en Brocéliande, les poèmes en Slovène dans le hamac, le goût de l'ouzo devant les rochers quand nos voix sont plus graves, le son du roman que nous avons lu dans la chambre et puis dans la rue, le plateau aux quatre bleus, l'hésitation balayée devant l'autostoppeuse en panique en bordure de nuit et d'autoroute, le sel sur la peau à laper goulûment, le nouveau carnet orange, le biscuit à la menthe, les clochettes dorsales, la solitude entourée et apaisée, l'équilibre à deux tranquille et amusé, l'élan, les précipices dont on s'amuse, les chèvre qui sonnent vers Kroki, les cartes inattendues. Dans les chambres nouvelles même en une nuit, le corps prend trace, comme l'oreiller sur la joue, un léger pli, une petite aspérité. Chaque fois, il faut avoir confiance pour dormir à l'inconnu, confier à d'autres son sommeil.  

Toujours cette histoire de cocon à dévider. Quand je commence à tirer sur une soie, tout le reste me vient. C'est la confiance en mes doigts pour trouver une extrémité à laquelle m'accrocher qu'il faut que je trouve.

De cet été étrangement rapide, je me rappellerai aussi les désarrois. L'impression de lutter, l'envie de fuir, les battements qui m'inquiètent, les difficultés soigneusement évitées qui viennent se ficher là où il faut, pile dans le juste coin des os. La réalité qui vient toujours surprendre et ramasser les rêves, qui bouscule et m'envoie valser contre le rugueux de la vie, réconfortant et piquant. Accepter d'être intranquille. Accepter, en général.

Et tous les jours, se mettre à cette gymnastique, essayer d'écarter les petites lâchetés. Faire l'effort de ce courage pour tous les petits gestes, envoyer un message, envoyer une requête, se présenter en ayant chaque fois l'impression d'être nue, me voici, je suis là, je suis FélixeB., FelixeBlizar, ou FélixeBleue, Félixe Bazar, Félixe Bi-zarre, heureuse en latin, ou en grec ancien même si je ne les parle pas,  je suis une fille, je suis venteuse, je suis peureuse, je suis âme-ou-pas (maisjepalpiteauboutdesdoigts), je suis presque poète. Les grands mots comme des fièvres à tempérer. 

Je parlais avec Celar puis aujourd'hui avec Mé. (elles ont le même prénom en vrai et ce n'est pas rien, ce sont au delà de leurs différences, des forces vives, des inspirations solaires) de cet été, de ces deux étés qui semblent rompre la malédiction des étés. Pour la première fois, le carnet a un titre au moment de commencer. D'habitude, je ne vois la cohérence qu'après. Cet été, je vois la cohérence. C'est l'été de cette Méditerranée qui ne m'a jamais attirée et qui se met soudain à me parler dans les poèmes en arabe et en italien, dans le chemin du bleu et du orange qui se fraye toujours une voix vers moi, pour que je n'oublie pas où je marche, c'est la pierre à tous les coins de ma vie qui me fait comme un doudou et quelque chose de tranchant pourtant pour décider les mots et les tendons à rompre de temps en temps. L'été de la poussière et du vent (Blizar, est-ce un hasard ?). Et puis si l'on change la focale, au plus large, il y a les mythes, gravés dans la peau, dans la craie, il y a la grandeur dont il ne faut pas toujours avoir peur, il y a la lumière horizontale qui éclaire les cimes et les dalles. Il y a les côtes à gravir encore, la lutte à transformer, la culpabilité à découdre, l'envie à continuer de chercher, avec les mains, sous les graviers. L'envie de continuer à chercher les constellations, les yeux tirés du sol, comme aujourd'hui à la radio, l'inventaire de Prévert, Lhassa , et la conférence sur Verlaine. 
N'avoir peur ni du grand, ni du tout petit. Etre à toutes les échelles à la fois, s'en trouver bien, s'en trouver d'autant plus là. 

Et dans ma mémoire, Pan et Baal qui se mélangent un peu, et enjoignent au présent.

"Sommer, sommer im unsere weissen Bett..."


S'il faut que tout parte de cet été, j'aimerais garder la cicatrice. 

dimanche 23 juin 2013

Revenue

C'est revenu alors que j'écoutais "S'en aller" de Jérome Van Den Hole, un dimanche après-midi de juin, à la croisée des mappemondes.

Revenue dans la colère des absurdités professionnelles qui m’électrisent les épines, la colère qui renverse les monceaux de politesse, les murs de patiences, les grands tas de discrétion entassés devant la porte. La colère qui me fait sortir de ma légendaire peur de déranger. Revenir au cri, à la voix, au bruit qu'il faut faire pour être entendu, au "non" sans appel du mépris de trop. 

Revenue dans la joie des amis qui passent me voir dans la douceur de la maison-fo(u)(l)le, des discussions, les mains bien à plat sur la grande table de bois, à côté des fleurs qui colorent la table et devant le bouquet d'images parfumées. Revenue dans le totem du jungle qui vole, dans le sourire gourmand "il-faut-que-je-te-dise" d'A. que je sentirais les yeux fermé, et dans leurs silhouettes à moto, dans les autres mains que les miennes qui s'activent dans la cuisine, et la bière brassée maison à l'étiquette superbe. Les couches du palmier qu'on effeuille en écoutant de la musique. Revenir dans les petites tasses-feuilles de vodka, pure, toujours pure, qui se suivent et descendent à sec, les yeux dans les yeux, en riant fort d'être là, toujours là et de cramer comme des gamines. Sentir dans la peau qu'il y a des gens autour, vraiment

Revenue dans la tristesse des dernières fois avant longtemps, dans le frisson devant la moto qui crisse à contresens dans la ruelle à se dire qu'ils seront loin bientôt. Revenue dans les bras d'A. qui me serrent le cœur. Et qu'en fait ça fait un peu mal, l'éloignement de ces bras là. 

Revenue dans le calme des séances de yoga, de solitude, de silence, d'écriture aux heures les plus déraisonnables de la nuit. Dans la douceur égarée qui revient. 

Revenue dans le réconfort des mots de cette ancienne élève, dans le souvenir des élèves avec lesquels nous avons partagés, avec qui nous avons construit, et même un peu créé quand c'était pas gagné. Revenue dans ces petites mains qui font des cœurs au fond du bus scolaire, alors que les visages sont trop loin dans le contre jour, alors que je sens à la fois la chiale et la force derrière le volant. 

Revenue dans le lâcher prise, malgré les heures de téléphone avec l'assurance, malgré les organisations abracadabrantesques et fluctuantes, malgré la grande inconnue annuelle sur les directions de l'avenir. 

Revenue comme si je commençais à me débarrasser de ma pelisse hivernale anesthésiante. Revenue dans les gardes qui tombent et les fous qui pointent, dans les désirs qui ne font plus peur et les espoirs qui ne font plus mal, dans le reflet de la glace qui me dit que ça va. Revenue de ce lieu où j'avais les poumons englués et les yeux suintants de suie. 

Revenue, pour mieux repartir, peut-être. 
Revenue pour apprendre à m'en aller encore et à nouveau.
Revenue, revenante. 
Revenue à moi après les comas
Revenue, discrètement, pour voir, pour dire au-revoir, et pour continuer. 


samedi 15 juin 2013

Pause

L'espace pétrifié est entre parenthèses. Mais ça bat toujours, même lentement, sur www.unquartnee.blogspot.com .

mercredi 27 mars 2013

Je ne sais pas si ce calme

Il y a longtemps que je n'ai pas écrit ici. Retour cyclique des interrogations sans fin sur ce qu'est cet espace, sur ce que j'en attends, sur la peur de l'écho des paroles dans une salle vide, qui se déforment qui perdent tout sens. Et puis, c'est là que je vous avais quitté, la peur de pierre qui alourdit tout. Mais me voilà quand même dans un sursaut.

C'était l'après-midi, je rentrais du travail, après le soutien. Il faisait beau. J'avais changé le cd pour ne pas fatiguer Vian. Barbara Carlotti chantait donc sous la lumière d'après-midi. Rien que de très banal. Les rond-points et puis la ligne droite. Je m'arrête derrière la voiture qui souhaite  tourner. Je ne sais plus. Plus à quoi je pensais, plus si je chantais, en attendant derrière cette voiture. Je vous l'ai dit, c'était banal. Et puis, je l'ai vu s'approcher, dans le rétro, trop pour être honnête, trop gros, trop vite. La seconde qui a suivi a duré, duré comme si je volais. Je ne sais plus vraiment, non plus ce que j'ai pensé. Je crois que je n'ai rien pensé, que j'étais hébétée. Les cd de la boite à gant se sont mis à voler. Partout. Dans les pieds, sur le tableau de bord, sur mes genoux. La vitre arrière s'est mise à voler aussi. Partout. Dans les manteaux, dans le coffre éventré, dans mes cheveux. Mon corps est parti en arrière, soudain. Je n'avais jamais rien connu d'aussi "soudain". Les jambes arrêtées par le siège et le dos qui se tord alors que le siège se barre. Elles seront bleues. Et puis le corps repart en avant légèrement. Quand le choc a été terminé, j'ai continué d'avancer un peu, jusqu'à ce que je songe à m'arrêter, jusqu'à ce que mes yeux commencent à voir, à avoir peur du lecteur cd qui sortait de son socle et continuait de jouer. J'ai fini par éteindre le contact, dans un moment de lucidité. J'ai constaté qu'à première sensation, je ne devais rien avoir de grave.

Avant toute chose, j'ai sorti l'album du lecteur.
C'est la première chose que j'ai faite, j'ai sorti l'album du lecteur, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que mes autres albums étaient rependus partout autour.

Et puis, je me suis sortie moi même du lecteur. Autant dire que le système nerveux avait déjà pris le dessus. Des spasmes de larmes invisibles, d'angoisse pure. Après l’hébètement  les questions pratiques qui deviennent comme philosophiques. La stupeur, le regard fou. Tout est plié, je sanglote. Les hommes des deux autres véhicules me regardent. "J'ai eu peur". Ce sont les seuls mots qui viennent. Je ne suis plus un être raisonnable, sociable, élevé. Je suis un corps qui tremble.

Et puis. reprendre contenance. Appeler la famille, appeler l'assurance. Et puis commencer la paperasse avec la crainte de mal faire. Reprendre une énergie aux gens qui s'arrêtent pour me demander si j'ai besoin d'aide. et avec mon visage de folle je leur dit que merci, ça va. Et puis, repartir avec la dépanneuse (souvenir de l'histoire de la clé, d'un autre choc, d'un autre travail). Et puis, les papiers, et puis le vidage et puis le taxi sympa, et puis le téléphone et puis la pharmacie et puis le téléphone.

Et puis le silence.

Le choc est passé, j'ai eu de la chance. J'ai la chance d'avoir une famille pour m'aider à porter ces mois d'hiver et ce choc final. De la chance car  elle était chez eLle ce soir là, eLle a pendulé pour m'éviter les nuits de peur, l'angoisse de la voiture, le corps terrorisé au moindre choc. ELle a dit ce qu'il fallait prendre. Le choc est passé.

Mais le vrai choc, derrière celui là, est toujours ronflant. Il n'y a personne dans cette ville où je vis depuis six mois, personne à appeler, personne pour rire ou pour chialer, personne pour boire. Personne à qui manquer. Que les voisins qui remarquent l'absence de voiture ou que les chefs qui gèrent les absences. Que les collègues pour qui je suis de passage, que les élèves qui préféreraient que ce soit plus grave pour être dispensés de cours un plus longtemps. Personne à qui tenir. Et ça fait peu pour avoir envie de se lever le matin. L'indépendance a ses limites. Cette indépendance là ressemble bien trop à de l'isolement. A de l'insignifiance. Alors oui, je m'emmène seule aux urgence, je marche sous la pluie pour rejoindre le bus qui m'emmènera vers la gare avec deux heures d'avance, oui, je me débrouille, comme on dit. Comme une grande, comme on dit. Même si à l'intérieur, comme une très petite fille, j'ai la trouille qu'on m'oublie au bord de la route, à côté de la vie.

C'est quand même marrant, parce que c'était la première semaine hors anesthésie que je passais depuis longtemps. J'avais retrouvée l'énergie, l'envie de faire des choses. D'être à jour, de faire mieux cette fois. Et puis vlan. Je chasse d'une main, comme les mouches d'été, les pensées qui tremblotent contre l'oreille. Si personne ne lit ici, c'est peut-être... Si personne ne s'inquiète c'est peut-être... Si personne n'écoute c'est peut-être...

On m'a arrêtée, le temps de reprendre pied. J'ai fait les choses simples. Ranger, cuisiner. Les choses moins simples : débuts de lettres, formalités administratives. Et puis le travail, un peu. Le reste du temps, j'ai fui, je me suis cachée, jusqu'à sentir le calme qui s'étend.

Mais il reste un dernier bruissement qu'il faudrait chasser de la main : je ne sais pas si ce calme, c'est la sérénité qui revient ou si c'est l'envie qui s'en va.

mercredi 13 février 2013

"... qu'un hôte obscur sur la terre ténébreuse"

Quand on roule la nuit, sur les petites routes de campagne, et qu'il y a du brouillard, on se retrouve instant après instant comme au seuil d'une pièce très sombre dont les contours, les meubles, les murs, sont invisibles. On ne voit que le sol à ses pieds, et tout ce qui est familier, quotidien, su par coeur retrouve son étrangéité. C'est effrayant, on plisse le nez, les yeux, en vain. On ralentit un peu. Les soirs de peine, peut-être, on accélère, on fonce dans ce qui ressemble, instant après instant, à un puit, à une chute. C'est l’expérience d'Alice.

La nuit est tombée depuis longtemps. La plupart des volets ont été fermés, toute la journée. Pas d'autre lumière que celle de l'écran. Toute cavernée, repliée, en dehors du soleil et de la clarté  Ne pas voir, ne pas regarder en face le contour des choses. Troquer le désordre contre le chaos, contre le brouillard nocturne dans lequel il faut hésiter à avancer.

Perdre les contours, perdre le sens, la direction, et se fondre soi-même dans le gigantesque magma qui défait toute forme.

Ne plus toucher à rien, attendre, se fossiliser. La douleur organique, la question sans fond, sans foi. Un chat de Shrödinger virtuellement en vie et mort à la fois - qui d'autre que moi, dans le salon éteint le sait ou s'en soucie. Le refus de l'agir s'appendice à tous les coins de ce corps, comme entouré de coussins, préparant le moment de l'impact. Enrobée de mille choses agglomérées sous les pas pour résister aux multiples coups. Le poids contre les poings.

Ni mourir ni devenir, selon la formule de Goethe. Il faut alors hanter l'ombre qui s'étend dans les pièces abandonnées, sous les voiles d'Isis et d'épaves morcelées, sans ailleurs véritable.

La peur s'est lapiazée.

vendredi 1 février 2013

Sirènes

Autour des roues, au long des routes, encore, les arbres les pieds dans l'eau. Partout, partout, la neige s'est retirée, pour laisser les arbres sol-îlots, que sol-îlots-que. .Sourire : les terrains vagues quand il flotte, c'est la moindre des choses. L'eau remue, me remous  Mais comment rester dans le quotidien, comment garder les pieds sur terre quand les lacs improvisés, quand les mares de rue, prennent toute la place, appelant de leur voix ondine et terreuse ? (Terraquée.... Guillevic m'entends tu, encore? ) Ne le dites pas trop fort, mais je crois qu'il y a des sirènes dans les étangs éphémères de l'hiver.

Il y a des dizaines et des dizaines de copies que je n'ai pas envie de lire; elles me font peur. Peur parce que je sais que le temps à y consacrer n'est pas réductible, peur parce qu'à chaque erreur j'ai l'impression que c'est moi qui n'ai pas pas su. Alors que concrètement, non. Peur aussi parce que ce travail là m'ennuie et entame l'enthousiasme des autres choses chouettes comme les preps. Alors tout, tout est prétexte, paratexte, et la toile en premier lieu Tout est oubli, fuite fuite fuite. Pfuit, pfuit, pfuit. Et puis il y a des alarmes dans ma tête quand je vois les piles de copies. Ce sont d'autres genres de sirènes, les alarmes.

Parfois je me sens tellement plus forte, tellement plus pro, tellement plus solaire que l'année dernière. Et puis parfois non, devant cette classe qui me fait, il faut aussi le dire bien bas, à peine le murmurer, un peu peur. Devant un lui, une elle, devant le corps qui prend de la place, toujours plus, comme si la peau n'avait pas de limites. Et dans ce désert, rèche, des failles, des gouffres, quelques barbelés. Dans le film ce soir, un personnage dit, une fois, deux fois, "You accept the love you think you deserve" et je ne sais plus s'il faut sourire de cette phrase d'ado qui ne sent pas sous sa langue toute l'usure des mots ou s'il faut pleuvoir, pleuvoir autant que dehors, quand je rentre sans capuche et sans manteau. Si j'avais eu un masque, dans le noir, il se serait fendillé. Dans l'impression de progrès, il y a des sirènes, cachées, pour nous faire décoller, plonger. Pour oublier que le haut et le bas n'ont jamais existé.

Je trimballe les carnets, je les oublie, je les relis. Je tapote, je gratte, j'égratigne, je grignote. J'entends des choses qui provoquent l'élan, le grand animal me renvoie à ce qui en moi, est amoureux, ce qui en moi est écrivain. Même si les deux n'ont aucun lien. Juste, juste un tout petit peu, un succédané, une illusion, une peau de matin, d'amoureuse ou d'écrivain. J'entends ces choses, et puis je les écoute. Elles m'aident à être déraisonnable. A repousser la culpabilité. Quand le travail me cherche au coeur de la vie sauvage, j'imagine qu'il se consume, je fais des feux de pensées pour me chauffer le ventre. Après avoir contemplé le vide, je réajuste le maillot de bain, ce corps exposé sur lequel je tire encore, et je plonge. Vers cette chose unique qui advient dans l'eau, fusion avec le monde et sensation intime de soi, de son corps, de cette unité qui ne se laisse pas dissoudre. "Je suis pas en sucre". Je me laisse prendre dans le temps déformé des pages blanches et des notes de l'accordéon. Je n'ai pas pensé à acheter un métronome. Il y a dans les lettres qui se coagulent, qui se tiennent par le bras ou se poussent du coude, des sirènes, très jeunes, très vieilles, qui m’appellent intenssablement. Pourtant, peut-être sont-ce les seules qui ne me perdrons pas en route. Les seules à m'indiquer un chemin que je peux emprunter sans semer des bouts de moi pour m'y retrouver.



jeudi 17 janvier 2013

Reproductions


La pâte à fixe a du mal à adhérer aux cartes de la fondation Gianadda. On dirait une enfant, la langue tirée, les yeux qui louchent sur le petit morceau de matière jaune qui se modèle, se tortille, résiste un peu. Pourquoi ces cartes-là ? Pourquoi pas celle de Kafka achetée à Prague et légèrement déchirée ? Pourquoi pas les photos et leur papier glissant ? Je ne saurais le dire. 



Quelques temps après, éloignée du mur, les yeux retrouvent un genre de parallélisme  Je prends du recul. Je regarde le nuage au mur. Il m' a fallu plus de quatre mois pour transformer enfin ce blanc, pour habiter la pièce. Pour y poser mon accordéon, et le sentir respirer pleinement. En prenant ce recul, j'essaye d'évaluer le nuages de cartons et de papiers. Photographies, cartes postales, collages, marque-page. Reproductions.


J'essaye d'évaluer le nuage (qui ressemble aussi un peu à un poisson) dans la pièce. J'essaye de préjuger de ce qu'il dit du lieu, du home, de l'impression qu'il produirait sur un oeil qui ne connait pas ces images par coeur. Peine perdue. La tache est impossible. Que j'entre, que je m'approche, que je fixe de guingois, je n'ai aucune idée de ce que produit l'enchevêtrement des couleurs, des formes sur un oeil vierge de cette longue histoire. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. D'un temps fragmentaire et éclaté, d'un tableau chronologique et bousculé. Je me demande à présent quelle est la plus vieille pièce de cette mécanique. Il y a la photo. Devrais-je dire LA photo, qui s'écarte du groupe, comme une goutte, comme une source ou une trace. Mais elle ne compte pas, puisque je l'ai récupérée bien plus tard. 

Il s'agit donc bien d'une reproduction. De la reproduction carte postale d'un tableau. "Le cargo noir" de Dufy. Je ne saurais dire quand la carte a été achetée, exactement, je sais juste que j'étais adolescente et que j'habitais encore chez mes parents. On a écumé quelques musées ensemble sur les longs grains de l'enfance et de l'adolescence, le plus souvent, dans un certain ennui pour moi qui ne voyais pas la beauté. La prouesse, la technique, éventuellement, mais la beauté non. Je me bornais souvent à trouver que ce n'était pas joli. J'avais connu pourtant quelques chocs esthétiques, d'authentiques chocs bien au delà du "joli", mais la peinture restait close et vide. Murale. Mutique. Affreusement circonscrite. Ce jour-là, pourquoi donc ce jour là puisque je ne m'en souviens pas, au musée des Beaux Arts de Lyon, un tableau m'a fascinée. Ce noir, explosant à la figure des couleurs vives de Dufy, ce contour vert venu d'ailleurs. Cette forme sommaire qui s'impose. Que sais-je ? Plus rien si ce n'est que j'insiste auprès de mes parents pour garder, une fois sortie, la carte postale. 

L'autre morceau le plus ancien est aussi une reproduction. Ce n'est pas une carte postale achetée, mais une reproduction de tableau découpée dans un magazine pour adolescentes auquel j'étais abonnée. Je n'ai aucun souvenir de l'avoir découpé, mais je le sais parce que j'avais pris soin de collet la légende au dos de la fine feuille de papier. Nouvelles visites au musée des Beaux Arts de Lyon, plus tard, étudiante. De mes nombreuses visites à ce musée, je me souviens de ce jour comme un moment de solitude, de chagrin, d'inspiration, de grâce infinie. Je me souviens de l'horreur des pilleurs de tombe, de larmes qui n'appartiennent qu'à moi devant la cathédrale, devant ces noirs me ramenant au silence de mon mémoire, de mes yeux écarquillée devant cette nouvelle femme de ma vie : Méduse, de Jawlensky. Et voilà qu'en fouillant dans une liasse de papiers, je trouve par hasard, cette même Méduse, attendant sur son papier fragile le moment où mes yeux, enfin, pourraient se laisser brûler. 



En remontant ce fil, je détisse tous les autres canevas. Je cesse de me demander ce qui me pousse à m'entourer encore de ces reproductions lisses qui ne rendent jamais une once de justice à l'original rugueux, épais. Je n'ai pas besoin de voir l'original pour me rappeler de l'épaisseur de sa vérité. Les cartes sont là, comme des traces, comme des témoins de l'émotion sans retour que provoquèrent les rencontres originelles. Chaque fragment au mur, chacun des quanta (Guillevic, m'entends-tu ?) renferme une histoire de ce genre. Je vais vous épargner le fastidieux détail de ces pièces de puzzle et de collection minuscule. N'empêche. Dans chacun : une lumière, une révélation, un lien profond avec l'inspiration, avec le sentiment d'être dans le monde et de se demander "Que sais-je ?" sans avoir de réponse autre que le présent sans fin qui me possède alors. Qu'importe si le bleu de Magritte est gâché par le petit format, qu'importe si Bacon a perdu sa violence, et si les toits de De Staël ressemblent à un damier. Je n'ai plus besoin tout à fait de l'original. La reproduction fait son boulot puisqu'elle reproduit encore chez moi la sensation originale de la peinture. Parce qu'elle rappelle à mon corps ces cicatrices qui le couturent, les chocs qui le forment, les muscles qui le tendent. 

Les reproductions sont fortes de ce fossé essentiel avec l'original. La carte de Kafka déchirée, Méduse sur son papier de mauvaise qualité, ces objets de grande distribution, mille et mille fois copiés, numérisés, dupliqués, libérés de la puissance mana des originaux, deviennent étrangement, sur ce mur chaotique, le symbole d'une confusion unique et intime avec l'oeuvre. 


Qu'importe alors que le tout soit décoratif. Cette fresque quantique (oserais-je... cantique ?) n'est pas, ne doit pas être jolie. Elle est forte, elle crie, elle se tend, dans ses vides interstellaires. Elle s'échoe aux carnets cachés dans le tiroir en bois qui attendent leur heure.