mercredi 18 septembre 2013

"Un bouquet de houx vert..."

Dans une classe il y a une élève électrique. On dirait qu'elle s'appellerait Lila. Qu'elle aurait un minois de jeune fille de bonne famille, et le nom qui va avec, que son visage serait toujours renfrogné, tout froissé et l'air d'avoir envie de fuir ou de déchiqueter. Lila dessine très bien, surtout quand il faudrait pas, elle a les yeux collés au sol, au plafond, à la table, à tout sauf à votre regard qui l'interroge. Elle est très forte pour se taire, pour ne pas répondre. Et quand elle lâche quelque chose, c'est toujours entre ses dents, un peu agressif. Elle est énervée, on dirait. Mais tout le temps.

Je ne sais pas pourquoi Lila est en colère. Je n'ai pas lu son dossier, je n'en ai pas parlé à son prof principal, je ne suis pas sure qu'on puisse m'expliquer comme ça, devant la machine à café, la colère qui vibre sous les mots retenus de Lila, ses bougonnements, ses sourcils froncés et son air ramassé. Je ne suis pas sure qu'on puisse l'expliquer, et je crains que toute tentative de le faire ne me mette moi-même en colère, parce que ce sera réducteur, parce que ce sera imbécile, parce que je n'y pourrai surement rien. Je ne sais pas quoi faire face à Lila. Je suis démunie parce que je n'ai pas encore fait le tour de la forteresse, que je n'ai pas trouvé la boite aux lettres pour y amorcer une conversation. Alors, je tiens sur l'essentiel, et pour le reste, je fais confiance au temps, pour un regard à travers une fenêtre, une porte entrebâillée, un geste de la main depuis un soupirail. 

A l'improviste, ce matin, c'est Victor Hugo qui a trouvé pour moi une porte ouverte. Victor, il faut dire, il me trouve régulièrement des portes, des fenêtres, des boites aux lettres, des lieux à partager avec les élèves face à moi. Pour qu'on soit un peu moins en face et un peu plus ensemble. Pour qu'il y ait un sens à tout ce temps qu'on passe dans les mêmes pièces, en neuf mois. 

Je distribue le début de "Demain dès l'aube", sans les deux derniers vers. On lit, on fait des hypothèses, on relit, on relie, on se délecte des images, on cherche des traces. 

Je sais, la moitié des profs de français ont sans doute déjà donné CE poème dans leur carrière, la plupart des élèves l'ont lu au moins une fois, si ce n'est quatre ou cinq. Et il y a tellement d'autres poèmes qui attendent en silence, enfermés dans leur couverture empoussiérée... Pourquoi alors ? J'ai cent réponses ou aucune. La force de l'amour paternel, la surprise de la fin, les évocations, la métrique parfaite, les voiles, le nom Harfleur qui semble si irréel aux élèves, l'or, le chemin, le rythme qui grandit dans le matin... Le fait est que quand j'ai distribué la fin, alors que la sonnerie retentissait, il y a eu quelques exclamations. Certains un peu tristes, d'autres simplement contents d'avoir résolu l'enquête. 

Et puis, il y a Lila, qui m'agrippe le regard et me dit "Je l'avais lu en primaire". Je découvre sa voix, plus claire, et ses yeux, plus longtemps. Je l'encourage : "ah oui ?". "Oui, je me rappelle, la fin, j'avais dessiné une tombe avec des fleurs... je me souviens de la bruyère, ça, la bruyère en fleur". On discute une minute, avec Lila. De poésie, de dessin, de la mort de Léopoldine. De la bruyère en fleur. 

On ne sait pas ce qui remue chez nos élèves au contact des textes, des images qu'on leur donne à lire. Depuis le début de l'année, on a brassé des choses, déjà, l'adoption, le remariage d'un parent, le lien à la mère, l'éducation, les amoureux séparés pour une guerre, l'impossibilité de partir alors qu'on en crève d'envie. On a parlé d'éducation, de voyage, de lettres d'amour, et d'un père sur la tombe de sa fille. Et souvent, on ne sait pas comment ça résonne, comment ça peut valdinguer à l'intérieur. Comment ça résonne et ce qui restera de tout ça. Une règle de grammaire, un bouquin, une expression. J'espère juste qu'ils sauront ce que c'est, ce sentiment d'être retourné par une oeuvre d'art. D'être interrogé, d'être consolé, d'être encouragé, d'être moins seul face à soi, au monde et au bordel que ça engendre. Quelle que soit la couleur, le personnage, le mot qui les bouleverse. Parvenir à l'essence, au poème des choses. 

Ce matin, on y vient, quand c'est la poésie qui ouvre une brèche dans les murailles et qui fait que soudain, à quelques mots grincheux de là, on partage l'essentiel, l'or du soir et la tombe d'une fille. Quand je découvre complètement abasourdie le sourire triste de Lila, que quelque chose se fendille aussi.


La bruyère en fleur, bien sur, quoi d'autre ?



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