dimanche 8 septembre 2013

Corbeaux

Des nuées, autour d'un arbre,  qui tournoient, haut, bruyamment. J'en vois de temps en temps. Toujours avec cette impression qu'ils sont là pour moi. De même que les solitaires que je croise dans les champs, sur les barrières, sur les murets, semblent me saluer. 

C'est ado que le corbeau est devenu une figure importante d'un de mes textes. Pourtant, je ne connaissais pas vraiment le poème de Poe. Et puis je n'étais pas gothique, obsédée de la noirceur. Mais de l'ombre, de la nuit, pas de doute. La nuit bavait jusque sur les lèvres, une chanson mise en musique par mon amie Celar peut en attester. Une nouvelle qu'elle souhaitait illustrer aussi. Enragée tellement de cette vie qu'on m'obligeait à vivre le jour alors que ça faisait mal aux yeux. 

Le corbeau est devenu un emblème intime, sans savoir pourquoi, comment. 

Bien sur, il y a le jeu de mot. Il y a les corps beaux et les corbeaux. J'avais choisi mon camp. Choisi est à moitié le mot. Je me savais être de ce camp, physiquement, mais aussi viscéralement. Je me serais damnée pour savoir ce que ça voulait dire, être belle, même une journée.  Même un instant devant un garçon, devant une fille, derrière le miroir. Pourtant, par fierté, parce que ça me rendait parfois triste à me diluer de tous les côtés, parce que je savais qu'il allait falloir tenir comme ça, parce que je ne pouvais rien y changer, je n'ai rien fait pour "m'arranger" comme on me suggérait de le faire. Je ne me coiffais pas, je ne portait pas de vêtements ajustés, je ne me maquillais pas au delà de l'occasionnel fond de teint.  Bon, c'est vrai, j'ai fait des régimes qui m'ont joyeusement dézingué la silhouette et le rapport à la nourriture. A défaut d'être un beau corps, j'étais un corbeau, et c'était ma manière à moi d'être un prologue de femme. Et puis il y avait cet interlude de La tordue- Moi dans l'arbre- que chantait M. dans les couloirs du lycée : "T'es fou, tire pas. C'est pas des corbeaux, c'est mes souliers !"

Le corbeau, plus tard, dans le poème de Poe, sur un piquet de Galway, dans les champs de Bourgogne, dans l'arbre vers la maison. Toujours la chansonnette de l'adolescence, qui parle de festins de mets et de mots, de faim, de désir, de fringale, de chair, de mie, d'émaux, d'émois. 

L'été dernier, il m'est revenu dans les plumes à un concert d'Antony and the Johnsons. Celui où j'ai plu toute la soirée. Quand Antony est entrée sur scène avec ses yeux maquillés et son long vêtement noir, sa silhouette défiant les esthétiques actuelles et les frontières des genres, j'ai eu l'impression de voir un corbeau. Vous savez, ces corbeaux, avec leur bec énorme et leur plumage d'un noir presque bleu, leur air emprunté, qui paraissent au premier abord laids, et qui soudain, sans explication, incarnent une grâce insoupçonnée alors que demeure ce qui apparaît comme difforme, baroque, maladroit. Alors qu'Antony incarnait "Swanlights", qu'il était soudain corbeau et cygne en même temps, sans compromis, sans artifice, sans dénégation, j'ai été frappée par cette idée folle. L'esthétique du corbeau me touche, me totem, me protège parce que c'est celle qui m'est accessible. 

Apprendre que ne pas être corps beau ne m'interdit pas le beau, voilà qui parait simpliste ou naif à n'importe quelle personne ayant grandi dans cette certitude de sa beauté, de ses appâts, de ses attraits. Dans la confiance des regards admirateurs ou dans la conscience de la conformité des traits à ce que l'oeil de nos sociétés attend. Mais ce fut une révélation. L'été qui suivit fut autant marqué par l'orage de la veille que par cette soirée bouleversante. Certains amis qui m'ont croisée cet été là, sachant que j'étais célibataire, m'ont demandé "oooh, tu es radieuse, tu es amoureuse ?". Et ça me faisait rire parce que tomber amoureuse ne m'allait jamais bien au teint. "Oui je suis bien, mais ça n'a rien à voir, c'est à cause des corbeaux" n'ai-je pas osé répondre. Je me suis mordu la lèvre, en disant non. 

Allez expliquer ça...

Le long de la route qui m'emmène au travail cette année, il y a un oiseau écrasé sur la route, noir. Ce corbeau écrasé me fait comme les hérissons au ventre ouvert, l'impression que le sort m'envoie des piques et me donne un coup de lame. L'oiseau a une aile en l'air qui dessine comme une roue ou un éventail. Son corps écrasé et cette aile tendue comme un appel, comme un tableau hugolien, entre monstruosité et idéal. Il me rappelle à cette esthétique des montres, des pas beaux corps, des bleus au corps, des bleus au noir. Et curieusement, de la tristesse fuit un regain de confiance. Quand j'arrive on me demande ce qui se passe, si j'ai fait bonne route. 

Allez expliquer ça, que c'est à cause des corbeaux... qui vous croira ? 



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