mardi 25 février 2014

De la dé-complexion : théorie du Djender et colère de caniveau

HEMON. - [...] Ceux qui pensent avoir seuls reçu la sagesse en partage ou posséder l'éloquence, un génie hors de pair, on découvre à l'épreuve l'inanité de leurs prétentions .
Sophocle, Antigone

Voilà, deux informations sur-relayées et sur-commentées il y a quelques temps : 
    • La défiance des parents face à l'école atteint des hauteurs himalayesques : l'idée que les enseignants apprennent aux maternelles à se masturber et les incitent à changer de genre et / ou à devenir homo  puisse être crédible en est une démonstration magistrale (on pourrait aussi développer sur tout ce que ça implique en termes de relations parents-élèves... ). Tout cela s'est fondé en parallèle sur la défiance face au gouvernement qui tenterait, en plus de détruire l'emploi, l'économie, la finance, de briser "La Famille" par le biais d'une supposée théorie du genre incitant à la dépravation, à l'androgynie, à la trans-identité (notions allègrement confondues, au passage) et menant in fine à la décadence de la civilisation européenne
    • Certains dimanche ont regardé passer des cortèges d'antis, de parfois nantis et parfois pas. Manifester, c'est s'exprimer. Mais le message n'est pas toujours très clair : contre le chômage, contre le mariage gay, contre le système fiscal, contre les difficultés du monde agricole, contre Hollande, contre ceux qui sont contre un certain humoriste... Irae, ira pas. En tout cas ça n'a pas rigolu. Les slogans sont tous plus indécents les uns que les autres, franchement antisémites, homophobes ou sexistes. J'ai le souvenir d'une parodie de manif de droite, quand j'étais étudiante, dont les slogans paraissaient ignominieux : ils n'étaient que de pâles reflets sonores de ceux entendus lors de cette dernière année. Et puis toujours la "Manif pour tous" (dont le nom écorche ma langue d'amoureuse des mots), et ses slogans tout aussi fins. 
Dans le premier cas, on voit bien qu'un simple texto crée l'information. Que l'expression "théorie du genre" que les medias remettent enfin en cause a été relayée par eux pendant des mois, parce que beaucoup on repris le langage des "Contre" sans se soucier de sa dimension fondamentalement politique. On réduit donc un champ d'étude (comment les identités de genre sont-elles construites ?) à une théorie. On grossit le trait de la lutte contre le sexisme pour en faire une lutte contre les sexes. On brouille les mots comme s'ils n'avaient pas de sens ni de précision. On amalgame, on mélange, on cuisine.
Dans le deuxième cas, la colère dissimule mal la haine, l'incompréhension, la peur et une forme de désespoir sans doute. Comme les épaves qui sombrent et essaient de planter les griffes sur ce qui demeure pour attraper un peu d'oxygène ou pour faire couler les îlots qui subsistent. On confond tout, politique, économie, fusion et intégration, ethnie, religion, sexe et genre, vie sociale, vie privée, institutions... Comme si on pouvait tracer des flèches grosso merdo et que ça suffisait à faire sens. Toujours, toujours la cuisine.
Ce qui me chagrine (au sens le plus fort du terme) c'est la dé-complexion avec laquelle ces haines recuites s'expriment, au grand jour. Avec toute l'arrogance que peut conférer l'euphorie de hurler avec la meute. Avec l'insouciance de celui qui se voit entouré et soutenu. Cela n'est pas anodin, cette naissance de la droite dite "décomplexée".

Oui, nous sommes nombreux à céder parfois à l'instinct grégaire, à nous abandonner à une certaine paresse, et à ne plus rien entendre que les cris de ceux qui hurlent en choeur, une chanson ou un slogan. A se satisfaire du diapason ou de la quinte juste, à s'y laisser couler en étant sur d'avoir raison. Je connais, les frissons de la colère ou de l'euphorie collective, l'élan que donne un groupe en marche, ou une foule qui danse. Cependant, cela n'empêche pas d'essayer de prendre du recul, de regarder les choses avec sang froid, et d'essayer de comprendre un peu plus ce qui se passe.  

C'est bien là que le bas blesse, avec le principe de "dé-complexion". Non, la dé-complexion, ce n'est pas dire tout haut ce que les autres pensent tout bas. C'est littéralement simplifier. Biffer sans scrupule la complexité des idées, des concepts, des situations et des gens.

On pourra me rétorquer que le "complexe" est devenu, pour la psychanalyse, un "ensemble de représentations et de souvenirs [...] qui conditionnent en partie le comportement d'un individu", notion qui s'est banalisée et popularisée comme un "trouble de caractère, et particulièrement une inquiétude ou timidité". (C'est le Trésor Informatisé de la langue française qui le dit) Et on pourra donc en conclure qu'il est bon de savoir faire fi de ces conditionnements pour "parler vrai" ou pour penser "en dehors des cases". Mais en fait, ça veut surtout dire, abandonner ses propres réserves, ses propres timidités. C'est refuser l'inquiétude. Or, sans l'inquiétude, plus de civilisation justement. 

Le principe de ces représentations et règles fondamentales de non-agression qui nous sont inculquées est, me semble-t-il, de trouver un moyen de vivre en société sans s'auto-détruire ni s'entre-détruire. Pour ne pas rester simpliste, il faut bien admettre que parmi ces règles culturelles, un certain nombre sont pourtant fondées sur le rejet de l'autre : principe de protection, cohésion d'un groupe par différenciation d'avec un objet de rejet commun. Aux fondements de nos sociétés, il y a à la fois la nécessité de ne pas s'agresser entre soi et la tentation de rejeter ce qui n'appartient pas à une norme de référence, ce qui n'appartient pas à "soi".  

Oui mais voilà, après des siècles de philosophie, d'anthropologie, de sociologie, de biologie, et un peu de psychologie (toutes ces réflexions dont je ne sais presque rien pour être honnête, que quelques principes de base), maintenant que l'autre bout du monde s'offre en direct sur un écran de télévision ou une fenêtre Skype, on sait que L'Autre, là, celui qui a d'autres mots dans la bouche, celui qui a une autre peau, un autre désir, d'autres repères, celui qu'on comprend pas, celui qui nous répugne, même celui qui chante "On s'est battu contre les PD on se battra pour l'IVG", ouai, celui là, quel qu'il soit, à la fin de la journée, il est sacrément pareil à nous. Ce petit jeune d’extrême droite, avec qui je ne veux rien avoir en commun, il connaît l'euphorie de la foule et la force de la colère. Il a un corps et tout le bazar qui va avec. Il est, lâchons le mot, humain. 

Face à cette humanité, on peut faire la moue, se boucher le nez, détourner le regard, mais on ne peut pas faire comme si elle n'existait pas. Comme si elle ne nous concernait pas. Comme si elle ne disait rien de nous, ou de ce que nous pouvons être potentiellement. Fier marcheur du dimanche, serais-tu autant dérangé par l'homosexualité, le statut de la femme, la judéité, les "races" si tu ne sentais même confusément que ça te concerne, que ça concerne tes proches, que ça interroge ta propre place et ta propre action dans le monde ? On se sert du masque du monstre pour se cacher l'humanité, celle qu'on méconnait ou qu'on craint.

 Et c'est là que je voulais en venir : on peut avoir envie de céder à l'instinct grégaire et à la peur. On peut avoir le réflexe  de se conformer à cette tentation de repli sur "soi" (religion, classe sociale etc.). Mais on ne peut pas faire comme si on ne savait pas que tout est bien plus compliqué que ce qu'on raconte. On ne peut pas se jeter entièrement à l'hystérie hermétique et boucher les écoutilles en attendant la fin des contradictions. On ne peut pas se défaire de sa responsabilité et donc, accepter de simplifier le monde parce que c'est moins gênant. Si on arrête d'être inquiet à l'idée de professer en public qu'on veut cramer les gens de telle couleur, de telle religion, de telle culture, de telle opinion, de telle sexualité, si on arrête d'avoir un doute même infime quant au bien fondé de la haine, si on arrête de chercher à complexifier les raisonnements ou à voir la question sous un autre angle (quitte à le rejeter ensuite), c'est qu'effectivement, on abandonne l'idée de vivre en société. 

Alors, au delà de toute la peine et de la colère qui m'occupe face à la banalisation (encore un mot de la simplification) des haines dans l'espace public, je note quand même une triste ironie : ceux qui se présentent comme un rempart contre la décadence sont peut-être bien ceux qui en sont les acteurs essentiels.  

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