mardi 14 janvier 2014

L'hiv(r)er- Partie I

"Je ne vois pas l'oiseau
Renonçant à siffler
Dans le labyrinthe"

Guillevic






Cela a commencé quelque part sur l'autoroute, avec la radio magique. Cette radio là, elle programme essentiellement (exclusivement ?) de la chanson française. Et à chaque fois que je l'écoute, il y a des trucs qui m'arrivent en pleine gorge. Des chansons qui ont fait ma vie à une époque ou à une autre, des chansons que je ne connais pas (mais en fait c'est comme si). Cette radio, on ne la capte pas de chez moi, mais je l'écoute quand je rentre à la ruelle, de ce point là de l'autoroute à cet autre. J'ai essayé une fois via leur site web (archaïque), sans succès. Je n'ai pas réessayé. Je crois que ça reste une radio magique aussi parce que je n'y ai pas accès sur commande, parce qu'elle est associée à ce morceau de goudron là.

Donc, c'était là, sur la route que je faisais pour la troisième fois en deux jours. La vacance. La route délivre quelque chose de la précipitation des obligations quotidiennes. Je me répète beaucoup à ce sujet, parce que je sais que c'est peine perdue, mais que je veux quand même essayer de dire cette importance des moments de conduite solitaire. (Et bon sang, j'aimerais ne pas penser aux clochers de Martinville et  à Proust en écrivant - Amour et épuisement des palimpsestes....) La gratitude peut-être de savoir que parfois, il n'y avait que les doigts roses de l'aurore dans leur gant de goudron pour faire tourner le mécanisme rouillé et permettre à la machine de remuer encore. Non, je n'exagère pas. Il y a toujours quelque chose qui traîne au bord des routes, dans les caniveaux du ciel ou le ruissellement des prés. La lumière sur un panneau en métal ou un morceau de tissu rose à la lisière de l'horizon, la boue sublime qui imite le ciel, sans en être dupe, juste pour rire, des tempêtes de corbeaux ou de merles. Il n'y a rien de plus banal, mais ce n'est jamais tout à fait le monde qui attend au bord de la route. C'est inépuisable. Il suffit d'y plonger les mains et les yeux et d'accepter tout ce qui vient, les vers de terre et les dorures qui crament le rétroviseur. 
(Je crains tellement qu'on ne reçoive ces mots comme un émerveillement de seconde zone, quand rien ne ressemble moins au joli que le beau... -Yolande Moreau l'a encore murmuré dans son dernier film- quand rien n'essore plus, ne tord plus les sangs que la beauté... Quand le ravissement est un enlèvement, ni plus ni moins. Connerie d'impuissance langagière, tiens. Bergson, arrête de faire le malin, je sais que tu m'avais prévenue. )


Ce jour là je rejoignais un repas de famille, le premier d'une longue lignée qui me permettrait encore cette année de voir tout le monde. Un peu miraculeusement. J'avais commencé par vous raconter tout un tas de petites choses de cette première semaine de "Fêtes", mais cela me semble si banal et si uniquement intime à la fois, que je ne laisse que quelques impressions fugaces : la plus grande simplicité des moments quand on ne se force pas à être heureux, les choses un peu plus vraies que par certains passés, l'évidence et la présence de ces moments à cinq, au fond de la ruelle avec des jeux et des papilles qui frisent, le coeur qui explose quand M. appelle J. "soeur" de sa voix qui cabosse encore les mots maladroitement, le rire qui explose quand R. regarde mon frère fasciné lui raconter des histoires d'indiens ou quand L. invite tout le monde à danser avec sa machine à lumières, l'émotion quand J. que je n'ai pas vue depuis des mois me demande si je me rappelle la chanson de la Grenouille, IAM qu'on fait tourner dans la voiture parentale, la joie de parler avec le frère très tard dans la nuit et de ne pas me mettre à pleurer - enfin.

Pour le reste, je m'abstiens et que j'appuie sur le petit "Suppr".


Un autre matin, j'ai recommencé une autre vacance. J'ai pris la voiture, après avoir eu tellement la trouille de ne pas partir. Voilà quelques années que je rêve des côtes bretonnes en hiver. Cela a commencé avec Guillevic, et le besoin de Carnac hors saison touristique. Ce voyage là, je ne l'ai toujours pas fait, mais il viendra en son temps. Toujours est-il que cette année, l'idée avait parlé à d'autres. Et quand j'étais incapable d'organiser quoi que ce soit, ils ont tout pris en main avec tellement de grace et d'efficacité, sans se froisser de mes silences.



La veille du départ, j'étais couchée, amorphe, prête presque à renoncer. Et puis non, je suis partie, dans la voiture, le premier train, le métro 6, le deuxième train, le troisième train, la voiture noire. Je suis partie loin de chez moi tout en ayant un peu l'impression de rentrer à la maison. Ils me font toujours ce double effet, ceux-là. L'exotisme et la familiarité, vous savez. Je suis arrivée de nuit, vers l'incroyable maison de briques. C'est L. et T. qui m'ont dit que c'était là, et c'était bien. Ils m'ont dit aussi, en avançant la main dans le noir, que là-bas il y avait la mer. Et j'ai regardé loin dans le noir, pour voir un peu la mer, pour la sentir. Dans le salon, il y avait Mélie et A. et c'était bien. Il manquait Verte, j'ai senti sa place qui soufflait autour de nous. Mais la perspective de la voir, même brièvement, avant de rentrer a rendu le souffle moins froid. Plus tard, à Bercy, il ne fait pas froid non plus, en partageant un repas sur le pouce et beaucoup beaucoup de mots. Sur le frigo non plus, il ne fait plus froid. 


Nous avons vécu là, attendant l'arrivée de S. depuis le Japon, une nouvelle fois. Puis celle de C. que je ne connaissais pas. Nous avons vécu au rythme des départs et des arrivées, de la mer qui venait croquer les rochers sur la côte, comme un poumon, au rythme du jeu labyrinthique en bulle, des tablées gargantuesques, au rythmes des mains qui s'affairent sans se gêner dans la cuisine, des lectures, thés, et moments d'écriture même irréguliers. Il y a des bouquins qui traînent sur la table, à côté des cadeaux de S., des bougies, des ordis, et des tablettes de chocolat, d'une petite bouteille de vernis à ongles.  On a vécu comme ça, au rythme d'une certaine tranquillité, de la lumière d'hiver, celle horizontale des après-midi parce que celle du matin arrivait trop tôt pour nous rencontrer. Il y avait de l'eau, de la boue, du vent, de la lande, tout ce qui suffit. Il y a l'Auberge Espagnole, et des morceaux de passé, sans regret ou fausse nostalgie, sans qu'il ne prenne un instant la place de ce présent, un film l'après-midi et les discussions à toutes heures du jour et de la nuit, dans le salon, la cuisine, au bord de la mer. Et puis le silence, dense, quand nous sommes tous les six dans les canapés et fauteuils, affairés chacun à ses pensées, des échecs aux poèmes, des mails professionnels aux bouquins inlachables, des projets indicibles aux jeux sur tablette. Et la possibilité de ce silence là, à six, si dense qu'il ne demande pas à être ouvert ou brisé, ce silence sans gêne, joyeux, présent, me parait miraculeux. Je m'arrête d'écrire pour les regarder, et bon sang, ce qu'ils sont beaux. Ce qu'ils sont beaux dans ce silence sphérique. La tendresse cascade soudainement, au dessus de tous mes rebords, au delà de mes limites. Je pourrais regarder la scène plus longtemps, mais je me remets à mes Squelettes avec ce sourire involontaire plissé par l'émotion. Je peux retourner vivre tranquille. 

C'est bien. 


J'essaye depuis quelques jours de parler de ces deux semaines là, de toucher à quelque chose d'unique et de général, mais rien de vient, vraiment, que ces bribes de sensations, que ces images. Je commence à comprendre des trucs que je ne sais pas dire à haute voix. Par exemple qu'il me semble que les gens que j'aime sont les gens dont j'arrive à sentir la poésie. Pas le cliché qu'on a de ce qui est poétique, hein, pas les sonnets barbants de Ronsard... Mais les endroits où il posent leurs silences, leurs rythmes, leurs gestes miniatures, leurs sons, leurs figures. Leur mystère, leur unicité, leur intraduisible nature, que je ne me permettrai jamais de forcer, piller ou simplifier. Et leur petite musique, ces notes qui font qu'après un mois ou après douze, nos mains ne se gênent pas dans la cuisine, qui font que s'il y a des hésitations, la confiance ne s'évade jamais. La bienveillance.

En fait, quand on me demande comment c'était cette semaine, la seule chose qui me vient, c'est ce constat unique :




C'était bien. 




Il a besoin lui aussi de beaucoup de silence pour peser tout son poids. 




Voilà, j'étais en Bretagne avec les Erasmus, et c'était bien.








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